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s’apprêtaient à quitter momentanément la salle quand, par bonheur, ils furent arrêtés par M. Kryger, député de ce pays de Sleswig, violemment arraché, quelques années auparavant au Danemark par la Prusse. « Gardez-vous bien de sortir, leur dit-il. Pareille chose m’est arrivée ici à moi-même. J’avais déposé une protestation que je comptais développer ; le président m’avait assuré que mon tour de parole ne viendrait qu’entre trois et quatre heures. A trois heures, quand je rentrai dans la salle, mon affaire était passée ; en mon absence, le président avait fait procéder au vote sans aucun débat ; pour se débarrasser des orateurs désagréables, c’est une finesse habituelle de sa part[1]. »

Avant l’ouverture de la séance, un autre incident se produisit encore. M. Teutsch était revenu près du président et une discussion s’établit entre eux, de façon si animée et à voix si haute qu’une partie de la salle put l’entendre. M. Teutsch voulait qu’il fût permis à un député lorrain, ne sachant pas l’allemand, de s’exprimer en français. Cet incident causait dans la salle un certain émoi ; au pied de la tribune, autour de M. de Bismarck, le groupe alsacien-lorrain essayait de raisonner avec lui : « Vous-même, monsieur le Chancelier, disaient-ils, ne vous plaisez-vous pas à user, avec beaucoup de facilité, de la langue française ? » — « Pas ici ! » répondit brusquement Bismarck en escaladant les marches de la tribune présidentielle autour de laquelle se forma une sorte de conciliabule sur cette épineuse question[2].

Ce conciliabule terminé, le président ouvrit la séance. Très rapidement, au milieu de l’inattention générale et du brouhaha des conversations, furent expédiées les quelques questions accessoires figurant en tête de l’ordre du jour ; mais soudain, le silence se fit et l’attention se fixa : M. Teutsch avait quitté à nouveau sa place et marchait vers la tribune. La bataille attendue allait commencer.

La tribune ! Pour y arriver, ce fut une véritable marche d’approche et c’est de haute lutte qu’il fallut la conquérir. Les abords en étaient rigoureusement gardés ; dans l’hémicycle, cent députés debout, menaçans, le regard provocateur, se tenaient prêts à la lutte. « Sur son chemin, a raconté le correspondant particulier du XIXe Siècle, M. Teutsch s’est trouvé en

  1. Le XIXe Siècle, lundi 2 mars, Lettre d’Alsace, Mulhouse, 27 février.
  2. Le Temps, samedi 21 février.