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A côté de ces grandes idées générales qui constituent comme une sorte de philosophie de l’histoire littéraire, on en trouvera, dans le Dix-neuvième Siècle de Brunetière, beaucoup d’autres, de moindre portée assurément, mais qui frappent et retiennent l’attention par leur justesse piquante, et leur originalité. Que dites-vous, par exemple, de cette définition de Joseph de Maistre ?


S’il était permis de faire une supposition presque sacrilège, et d’ailleurs contradictoire au fond ; si l’on pouvait se représenter Bossuet grand seigneur, aristocrate ou patricien jusque dans les moelles ; si l’on pouvait un moment le dépouiller de son bon sens, et lui prêter, à lui qu’on a nommé « le sublime orateur des idées communes, » je ne sais quel goût du paradoxe et de la mystification ; si l’on pouvait en lui distinguer le Français du chrétien, et le laver ainsi du reproche, — ou lui enlever l’honneur, car tout dépend ici du point de vue, — d’avoir été trop gallican ; enfin, si l’on supposait que son éducation, commencée dans la paix de son collège de province, se fût complétée par la lecture et la méditation de Platon, de Vico, de Bonnet, et par le spectacle troublant des événements de la Révolution et de l’Empire, on aurait Joseph de Maistre, l’auteur des Considérations sur la France, du Pape, et des Soirées de Saint-Pétersbourg. Car je viens d’énumérer tous les traits, ou à peu près, par lesquels ils diffèrent, mais on va voir combien il y en a, de quelle nature, de quelle importance, par lesquels ils se ressemblent. Et, en vérité, ce n’est pas un « Voltaire retourné » qu’il faut qu’on appelle Joseph de Maistre, mais plutôt un « Bossuet Corrompu. »


Le mot est bien joli, et il mérite de faire fortune, au moins autant que celui de Scherer.

Qu’il juge d’ailleurs les idées ou le style, les écrivains ou les œuvres, Brunetière, surtout dans ce livre qui nous rend assez fidèlement les heureuses rencontres de son improvisation, se laisse volontiers aller à des vivacités, à des familiarités de pensée et d’expression qui sont des plus savoureuses. Les hommes ne lui en imposent pas, ni les livres ; il les juge de plain-pied, pour ainsi dire. C’est un homme de lettres qui, parmi ses contemporains et ses pairs, s’exprime sur chacun d’eux avec la plus vivante liberté. Et s’il n’est pas dupe de leurs défauts, il sait rendre pleinement hommage à leurs réelles qualités. Témoin ces quelques lignes, si justes et si