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pâles et joufflus, aux grands yeux curieux, nous regardent et disparaissent, tirés en arrière par des mains de femmes. Puis on entend des rires étouffés derrière le rideau, dont une négresse, en montrant ses belles dents, vient vite rajuster les plis dérangés.

Il y en a trois, de ces négresses, toutes grasses, alertes, remuantes, habillées de djellabas blanches sur des caftans de couleurs vives, le châle rayé noué autour des hanches et dessinant les courbes rebondies du ventre et des cuisses. Coiffées de fichus multicolores, avec de grands anneaux d’argent aux oreilles, les poignets cerclés de lourds bracelets du Mellah, elles vont et viennent, agitées, affairées, dérangeant les vieillards somnolents, serviteurs ou clients, qui se tiennent accroupis près de la porte d’entrée, bousculant les jeunes domestiques, cherchant de l’eau, apportant un gros paquet de menthe fraîche, disparaissant derrière le rideau mystérieux, comme pour prendre les ordres de la maîtresse de maison invisible, puis reparaissant avec un plateau de cuivre, un samovar, une théière, qu’elles remportent ensuite, on ne sait où ni pourquoi.

Subitement, tout à fait en haut de la maison à trois étages, penchée sur un balcon vert, et projetée sur le ciel comme dans une fresque de Tiepolo, la plus grosse et la plus âgée des trois apparaît, crie des ordres aux doux autres, discute longuement avec elles, puis descend, traverse le patio, affairée et majestueuse, avec un balancement rythmé de son gros corps robuste, et de nouveau disparait.

Sur ces entrefaites, le jeune fils de la maison m’apprend que son père désire me présenter aux dames de la famille. Je suis le jeune homme à travers le patio, le rideau se soulève, et je me trouve dans une pièce étroite correspondant exactement à celle que je viens de quitter, et où sont assises six ou sept dames arabes, avec de nombreux enfants. La maîtresse de maison, une belle Algérienne aux traits fins et fatigués, me reçoit avec grâce et me place à sa droite. Autour d’elle sont ses filles, ses belles-filles et leurs enfants, — je me perds un peu dans le dédale des parentés. Toutes sont de jeunes femmes, richement, mais sobrement habillées ; leurs visages pâles et ronds, surmontés des diadèmes mis en honneur de ma visite, sont gras, inanimés, comme alourdie par l’inaction et le manque J’air. Mais toutes ont le regard très doux, le sourire accueillant, et