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vêtus de neuf ; leurs visages et leurs mains sont propres ; ils semblent parés pour une fête, mais leur visage est triste, leurs yeux rêveurs, leur voix silencieuse et comme abandonnée. Les autres sont sales, déguenillés ; leurs mains sont noires et leurs visages ; ils portent des ecchymoses et des linges ; au regard des autres ils semblent déshérités. Mais leurs visages sont gais ; ils chantent ; on sent qu’ils ne changeraient point de sort ; même ils ont quelque pitié des beaux habits qu’ils croisent. N’avaient-ils pas les mêmes, hier ? La guenille fait la joie à cette heure, car le danger qui l’a faite a respecté celui qu’elle rehausse maintenant. Il y avait un contraste singulier entre cette gaieté en visages sales, enfin délivrés d’une angoisse trop longue et les faces graves, silencieuses, de ceux qui, parés comme pour une fête, n’avaient pas encore gagné leur partie contre le destin.

Nous embarquâmes à Baleycourt ; à la nuit, nous fûmes à Blercourt. Les voitures-cuisines nous y attendaient ; on mangea la soupe dans la nuit. L’attente du départ se faisant longue, nous nous endormîmes dans l’herbe humide, sous un vent glacé.

La marche se fit ensuite dans la nuit, lente, pénible, vers la zone lumineuse qui enveloppe le combat. De temps à autre, dans un bruit d’enfer, nous déroutant l’ouïe, un canon de gros calibre crachait un lourd projectile. La flamme nous passait à dix mètres ; le bruit, une minute, nous tenait assourdis. Les jeunes étaient graves et silencieux ; même n’agissant que contre l’ennemi, la première sensation de la brutalité des jeux de la mort les tenait impressionnés ; ils se taisaient. C’était, sur l’enclume du combat, le premier coup qui les forgeait. La nouveauté du spectacle leur prenait les yeux ; leur imagination effrayée transfusait dans leur sang ; ils tremblaient. Ou raidis contre l’émotion, soucieux d’un élan de courage, leur voix rieuse, mais crispée, dominait leur inquiétude.

Plus nus encore, plus désolés, nous avons retrouvé les vaux et les collines de Verdun. Nul n’ignorait vers quel point nous allions, et le nom même du Mort-Homme nous était un pressentiment ; nous approchions du repaire d’horreur. Nous allions à nouveau nous mettre sous le dé, nous placer à la table où se jouerait la vie de bon nombre d’entre nous. Le pressentiment travaillait nos esprits : nous sentions bien qu’Haudromont