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Nous avons passé sans encombre à la Folie, à Bras, le long de son cimetière aux murs béants, aux tombes ouvertes, aux ossements écrasés, en suivant du regard les progrès du bombardement sur la côte du Poivre que nous allions laisser à notre gauche. Soudain un alignement de cadavres, une exclamation haletante : « Des Boches ! » Combien, parmi ces combattants de seize ou de cinq mois, en voient pour la première fois ? En ai-je moi-même revu depuis Bagatelle ? Ils sont là, une douzaine à nos pieds, alignés, immobiles, raidis dans leur « Garde à vous » éternel. J’ai mille peines à empêcher mes hommes de leur arracher des boutons. « On voulait vous faire une belle bague, mon lieutenant. »

Voici au pied de la carrière, guérite de planches où filtre le vent, l’abri modeste du commandant Oblet ; il est là, avec Antoine. Nous prenons le café pendant que mes hommes passent en compte leur corvée ; on cause. L’abbé Floner, l’aumônier du régiment, vient d’être blessé d’une balle à la mâchoire. « C’était un si brave homme, la barbe mal taillée, le casque sur les lunettes, fumant comme un sapeur, et n’ayant pas son pareil pour boire la goutte. »

— Et les Boches sont sages, mon Commandant ?

— Ils nous attaqueront tout à l’heure ou demain.

— Vous les recevrez ?…

— Comme ils méritent de l’être.

— Oui, je comprends : la politesse des balles.

Nous revenons par la même route. Un bombardement assez violent du village de Bras menace de nous envelopper si nous dépassons le cimetière qui en semble le point limité. « Ils tirent à shrapnells ; ils ont vu le ravitaillement. Il en est ainsi tous les soirs. »

Le bombardement s’est tu. Nous avançons d’une centaine de mètres, nous dépassons le cimetière. Le silence s’est fait ; il se prolonge. On n’entend que le galop lointain de chevaux affolés.

« La troisième n’aura pas de ravitaillement ce soir, » dit quelqu’un au premier rang quand nous dépassâmes le tournant.

Fixés, nos yeux détachent de l’obscurité une vision d’épouvante. Sur la route, deux voitures aux chevaux abattus. Tout autour, et des sacs à vivres auprès d’eux, huit cadavres, les hommes de corvée d’une compagnie frappés pendant le