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dans toute son âpreté ; elle se révèle par des souffles, des râles, des injures, l’écho de tous les ressorts, de tous les soubresauts d’une vie hâtée, haletante, tendue, excessive, découragée, égoïste. Trois fois l’obus éclate, brise des branches sur nos têtes, met du feu dans nos yeux. Un arbre, de sa chute lente, retarde notre marche.

« Pas de blessés ? ai-je crié.

— Nous sommes au complet. Vous êtes le cent trentième, » me dit Forgeat.

Dans l’encadrement d’une porte j’aperçois Coureaux, un falot a la main. Sous la lueur flottante qui balaie leur visage, mes hommes m’apparaissent comme des têtes de Rembrandt, la physionomie en relief, les muscles crispés sous la face luisante.

« C’est toi, me dit Coureaux. Porte ta corvée au premier bataillon. »

Nous suivons le Ravin de la Couleuvre qu’alors nous appelions le Ravin du Colonel, étroit, sinistre, entre deux collines boisées ; s’élargissant aux trous d’obus qui le jalonnent et qui, chaque jour, en modifient le lit, un ruisseau d’eau noire y coule, baignant, entamées par les rapaces, les carcasses aux chairs noires de chevaux morts. Parmi les attelages brisés des camions détruits, nous atteignons la route de Bras-Douaumont derrière laquelle nos deux bataillons en ligne défendent la Carrière.

Nous avons déposé notre corvée. Un feu de mitrailleuses nous a surpris un instant ; les balles ont passé au-dessus de nos têtes. Puis nous sommes rentrés par le même chemin. Plus hâtée encore, plus haletante, plus égoïste, nous fîmes l’escalade de la colline dangereuse. Et, cette fois encore, nous comptâmes trois obus, mais pas une seule victime.

Le surlendemain, je fus de nouveau commandé de corvée. Je pris la route de Bras, de moitié plus courte, peu fatigante, aisée. On me l’avait représentée comme souvent bombardée aux entours du village ; on évitait d’y passer. Quand la mort est partout, il n’y a plus guère à compter avec le danger. Le chemin déjà pris m’inquiétait ; revenu sans une perte, je ne voulus pas, au même endroit, tenter une deuxième fois la Providence. Il faut respecter les caprices des joueurs ; ils perdraient leur ressort si l’on s’opposait à ce qu’ils appellent « leurs idées. » Dans ce jeu hasardé de la guerre, il y a souvent intérêt à déplacer la mise.