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balles du combat, après avoir dans l’air dispersé ses papiers, n’abandonnant aux vents contraires que la masse inerte de son appareil, l’observateur descendait lentement vers nos lignes. Nous applaudîmes ; il avait gagné sa partie contre le destin.

Le soldat est sans pitié. Victime lui-même du malheur, il ne fait qu’en rire, et celui des autres le distrait un instant du sien. Pendant toute cette scène pathétique où, au mépris de son angoisse, un homme allait atteindre au plus haut de lui-même, j’ai écouté les cris, regardé les visages. Les visages étaient hilares, et les cris coupés de rires. Tous songeaient à la tête de l’observateur, victime du destin le plus stupide, faisant vers l’ennemi un voyage forcé, assis sur sa banquette comme dans l’express de Berlin, et mettant en relief sur sa physionomie toutes les phases de l’inquiétude… Mais l’ironie n’a qu’un temps ; elle cesse où commence l’audace. Le courage reprend bien vite ses droits ; on sent alors que tous les cœurs lui sont apparentés.


IV. — LES CORVÉES AUX LIGNES

A la côte de Froideterre, nous faisions des journées doubles. Dès l’aube, le souci de notre sécurité nous obligeait à travailler aux sapes ; nous faisions, la nuit, en munitions et en matériel, le ravitaillement des premières lignes.

Promenades de spectres par des brouillards profonds, sur des chemins à peine tracés où la fureur des obus arrachait vite l’empreinte des pas. Lorsque je fus commandé pour la première fois, j’allai aux renseignements ; ils étaient de tout repos. La veille, prise sous les obus, la corvée d’une compagnie voisine avait ramené plusieurs morts ; et, le même jour, mon camarade Noël, avec cinquante hommes, avait dépassé nos avant-postes. Il s’en était fallu de cent mètres qu’innocemment, il ne se présentât à l’ennemi.

Nous partîmes à la nuit du fort de Froideterre. Le terrain était dévasté par les gros obus ; à chaque pas, le pied nous tournait au bord des entonnoirs. J’étais en tête avec La Ferrière. Derrière nous, portant sur leurs épaules des caisses à munitions et des rouleaux de fil de fer, cent trente hommes nous suivaient à pas lents.

Ce n’étaient plus ces vaux et ces collines d’Argonne, aux noms jolis, si évocateurs d’une grâce que la guerre n’a pas