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nous ne pouvons nous étonner qu’il se détache quelquefois ; même à l’instant où il nous tient le mieux, nous n’en devenons pas moins blancs et moins ravagés par-dessous. Dès lors, quel motif d’être surpris, si la mélancolie pèse un jour sur nous de toute sa force ? Étonnons-nous bien plutôt qu’elle ne fasse pas notre esprit de tous les jours. N’y reconnaissons que l’état normal que nous impose le raisonnement et dont nous ne nous dégageons que contre la nature. Si nous devions mourir au premier jour d’abandonnement et d’amertume, il n’y aurait pas de lendemain pour nous.

A la nuit, sur un mot du médecin, nous avons dû commander des travailleurs pour quatre tombes.


III. — LE BOMBARDEMENT DE FLEURY

Sans le malheur des autres, croirions-nous à la Providence ? Gund était venu partager mon abri. La fatigue nous avait fait trouver un sommeil tranquille sur le bord de la fosse d’où, la veille, nous avions retiré des cadavres ; mais, au point du jour, de nouvelles rafales nous avaient menacés d’en ouvrir une deuxième où, cette fois, c’est sur nos visages que la terre eût pris en empreinte la grimace tragique de la mort. Nous avons délaissé l’abri : nous eussions mieux fait de le détruire. Dans la même journée, un obus y éclatant à plein, y blessant grièvement un homme, écrasait la tête de son compagnon. Nous avons beau faire, le malheur se paie toujours sur quelqu’un.

Ces bombardements journaliers nous servirent de leçon. Nous étions sous l’œil des avions ; l’aigle, après nous avoir jeté un regard, faisait donner la foudre. Nous apprîmes à nous cacher. Tâche ardue : il fallait lutter contre l’insouciance française, qui nous fait préférer à des pratiques importunes et à une gêne de tous les moments l’éventualité d’un malheur. Si, enfin, un coup de sifflet appelait les hommes à se grouper sous les arbres, ils attestaient encore leur présence par les taches lumineuses des chemises étalées au soleil. Instruits par l’évidence, certains avaient ouvert des sapes ; sans relâche, le torse nu, les muscles saillants, chaque heure de fatigue les rapprochait du salut. Laissant à ceux-là le bénéfice de leur peine, nous avions ordonné des travaux plus vastes ; la sécurité devint la loi de