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d’ivresse prennent possession de ce théâtre du XVIIIe siècle, qui plus d’une fois semblera lui-même un peu ivre. Comme la baronne met Frontin auprès de Turcaret, pour y avoir un homme à elle, un homme sûr, Frontin met Lisette auprès de la baronne. Il n’est pas allé la chercher bien loin : il l’avait sous la main, comme il sied dans une bande parfaitement organisée. Le chevalier, Frontin, Lisette, M. Furet, c’est une bande. Qui encore ? Mme Jacob, la revendeuse ; Mme Turcaret, qui exerce en province. La haute et la basse pègre. Quelle boue !

Que le théâtre s’occupe maintenant de cet affreux monde, et de lui uniquement, c’est un grand signe. Turcaret, par lui-même, n’est qu’odieux et ridicule ; mais parce qu’il représente, il est effrayant. C’est la toute-puissance de l’argent qui commence. L’ancienne société se croit quitte envers l’argent en l’accablant de ses dédains ; elle le méprise, quand elle devrait le redouter : telle est la légèreté de ce monde finissant. Mais dès maintenant les jeux sont faits : ceci tuera cela. On a coutume de signaler dans le théâtre de Beaumarchais les premiers craquements de la Révolution. On pouvait les percevoir, et non moins distinctement, dans le théâtre de Lesage. C’est par le dehors que le Mariage de Figaro tient à l’époque révolutionnaire, dont il reproduit par avance la déclamation et le verbiage haineux ; mais dans Turcaret nous saisissons la cause profonde de la Révolution elle-même : c’est par ses finances, ne l’oublions pas, qu’a péri l’ancien régime. Désormais, et dans la ruine de toutes les forces qui pouvaient lui faire équilibre, l’argent prendra une importance si démesurée que Balzac fera de la question d’argent le centre de sa Comédie humaine. Combien, depuis lors, le mal s’est amplifié, nous le savons tous et il n’est que de regarder autour de nous. Il faudra bien qu’on nous dise quelque jour le rôle qu’aura joué l’argent dans cette effroyable guerre, tandis que s’y prodiguaient tant de sublimes sacrifices et qu’y coulait à flots le sang le plus pur.

Cette reprise de Turcaret a obtenu le plus brillant succès, comme il arrive chaque fois qu’on remonte avec quelque soin une pièce du répertoire. M. Bernard rend très bien un aspect du rôle, la sottise satisfaite et fastueuse du traitant, et pourrait indiquer davantage l’odieux du personnage et faire mieux deviner les griffes. Mlle Leconte joue le rôle de la baronne avec beaucoup de verve et de brio. L’interprétation dans son ensemble est très satisfaisante, et la pièce jouée dans un mouvement vif et alerte qui est du meilleur effet.


RENE DOUMIC.