Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

supplice. Il vint à délaisser les Grecs ; il essaya des Latins, des Français : et, dans Virgile et dans Racine, les fautes qu’il voyait le fâchaient : plus encore, celles qu’il soupçonnait. Et il disait, riant avec amertume : « Bientôt, je ne lirai plus le journal : c’est plein de fautes ! »

Il riait, et ne riait pas. Sa manie de philologue était poussée au paroxysme, — et il en amusait aussi sa douleur, — une belle passion religieuse et dévouée, l’amour des idées et des mots que le génie des hommes a combinés pour l’enseignement des hommes et leur consolation, le sentiment du péril qui menace tout ce qui est humain, le sentiment de la dégradation lente et pire que la mort, le désir de sauver ce qui doit survivre et de le conserver, contre la dure loi du temps, intact.

Les torts de la philologie, ses méprises, ne la sauraient discréditer. On la dénigre maintenant. On la dénigre au nom de la littérature. C’est mal : les amis des lettres n’ont pas le droit d’être les ennemis de la philologie.

D’ailleurs, il faut l’avouer, ce sont les philologues qui ont commencé la querelle, par ce dédain qu’ils affichaient à l’égard de la littérature. Et Tournier qui ne tolère plus qu’on lui parle de Némésis et la jalousie des dieux, qui se repent d’avoir été littérateur et sacrifie à la seule philologie son talent de philosophe et d’historien, de poète et de moraliste, est l’un de ces dédaigneux. A la vérité, la littérature a besoin de la philologie : l’auteur de Némésis et la jalousie des dieux était philologue. Mais la philologie a besoin de la littérature : et l’éditeur de Sophocle dut à son goût littéraire ses conjectures les meilleures. Sans la philologie, la littérature est hasardeuse ; sans la littérature, la philologie est stérile. L’une et l’autre se réunissent facilement, comme les réunissaient les humanistes de chez nous, autrefois.

Ce qui a défait l’humanisme, chez nous, c’est une fausse idée de la science : une idée rude et arrogante. La littérature n’est pas un objet de science, étant un art, et destiné aux plaisirs, aux jeux de l’âme. Peut-être aussi la science a-t-elle à souffrir de l’idée rude et arrogante que certains savants préconisent. Elle cherche la vérité, mais par les chemins de l’erreur. Et, quant à la littérature, moins pressée encore, elle s’attarde volontiers sur de tels chemins, où les pharisiens la vilipendent.


ANDRE BEAUNIER.