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poètes du siècle de Louis XIV ne croyaient à la réalité d’Apollon et des Muses. On voit, aux porches des églises romanes, divers motifs ornementaux fort compliqués et qui assemblent des animaux, des plantes et des objets méconnaissables : ce sont, parfois, des symboles périmés, dont la signification s’est perdue, et que les décorateurs utilisent au gré de leur fantaisie. Les croyances achèvent ainsi leur durée ; et c’est ainsi que se perdit, dans la littérature ingénieusement fabuleuse et dans la vanité des mots, Némésis, la divinité la plus redoutable de l’Olympe.

Cependant, Auguste, au dire de Suétone, mendiait, chaque année, un jour : il espérait conjurer de cette façon la Fortune qui a de si rudes vengeances. Et Caligula, au dire de Dion Cassius, offrit un sacrifice à la divine jalousie. Et, tardivement, il y avait au Capitole, une statue de Némésis ; mais il advint qu’on oublia qu’elle était Némésis : et les superstitieux de Rome s’adressaient à elle contre le danger de fascination. Et maintenant, qui oserait dire que la pensée de Némésis ait disparu de toutes âmes tout à fait ?…

A l’époque où elle règne sur la Grèce, Némésis n’est pas exactement le Destin : elle est une loi mystérieuse, qui gouverne le monde. Tournier la définit « loi de partage. » C’est-à-dire qu’il y a, pour l’humanité, un lot, destiné à elle, et qui lui appartient : elle ne saurait prétendre davantage. Et le lot n’est pas attribué généralement à l’humanité, de telle sorte qu’elle ait à le distribuer entre ses membres avec une égalité rigoureuse ou au gré de ses caprices : la part dévolue à chacun de nous est fixée par la Némésis.

C’est la Fatalité ? C’est une espèce de fatalité, mais qui a ce caractère de ne pas abolir toute liberté : ni la liberté des dieux, ni la liberté des mortels. Dans Homère, si l’heure de mourir est arrivée pour Hector, ou Hercule, ou Sarpédon, Zeus ne s’y résout pas sans peine. Il hésite, il consulte les dieux, il délibère. Il cède enfin ; mais son hésitation marque sa liberté : « la loi qu’il exécute l’a obligé sans le contraindre. » Et, quant aux mortels, la loi de partage les enferme dans des limites, à l’intérieur desquelles ils sont libres. Voire, ces limites leur sont-elles absolument infranchissables ? Non : car les dieux ont le souci de les y contenir, et la crainte perpétuelle de les voir s’émanciper. Les dieux sont en lutte contre les hommes ; et le mythe de Prométhée prouve que l’empire des dieux est un empire menacé. Les dieux ont à se défendre.

Il y a, dans cette conception de l’univers, deux éléments intimement unis et que discerne pourtant l’analyse : l’un est la jalousie des