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Némésis et la jalousie des dieux, c’est l’histoire d’une erreur : « Les Grecs ont cru que la divinité pouvait s’alarmer pour elle-même de l’ambition des mortels, que dis-je ? haïr et châtier en eux jusqu’à l’excès de la prospérité : telle est, en résumé, cette étrange superstition. » Tournier, dès la première page, éconduit l’étrange superstition : « Le temps, parlons mieux, la raison humaine en a fait justice. » Il ne va même pas la réfuter : à quoi bon ? Cela est connu, cela est acquis ; nous savons que la divinité n’est point jalouse, étant parfaite, et qu’elle n’a point nos sentiments vils, nos défauts, ne commet nul de nos péchés. Ou bien, la notion de la divinité se défait. L’idée de la divinité imparfaite est contradictoire : et la raison la refuse. Alors, il ne s’agit que d’une absurdité ? Il s’agit d’une erreur. Et Tournier, qui premièrement la condamne, lui sera très indulgent : il l’a condamnée avec une sévère promptitude ; il la commentera, au long de son ouvrage, avec un soin complaisant.

C’est qu’une erreur est un chemin vers la vérité, non le chemin direct : un chemin capricieux, périlleux, accidenté, un mauvais chemin. Cependant, il mène, sinon à la vérité, du moins, et par mille détours, aux approches de la vérité, qui peut-être n’est pas un point dans l’étendue immense des idées, mais une région que l’on aborde également de divers côtés : l’on y pénètre un peu, quelquefois. Au bout de presque toutes les erreurs, il y a un paysage ou ne fût-ce qu’un mirage de la vérité, dont les entrons mêmes sont beaux.

Puis, l’erreur que résume le nom de Némésis a duré plus de dix siècles. Elle est antérieure à Homère, qui l’a pieusement recueillie. Hérodote lui a donné sa confiance. Et Aristote, en la combattant, prouve qu’à l’époque où triomphait un certain positivisme, où s’établissait la suprématie de la raison sur la croyance, elle avait encore ses fidèles. Elle a passé de Grèce à Rome. Et elle ne s’est pas anéantie du jour au lendemain, sur la démonstration péremptoire d’un philosophe. Elle a eu le sort aventureux qu’ont les doctrines et les dogmes : elle s’est, d’âge en âge, altérée ; elle a survécu à la plupart de ses vives significations ; et elle a disparu dans un oubli silencieux. Denys d’Halicarnasse et Diodore de Sicile ne recourent plus à Némésis que pour donner « une couleur antique et un air de noblesse » à leurs récits. Les romanciers la mêlent à leurs galantes inventions et, par exemple, comptent la beauté parmi « les avantages qui exposent les mortels à la Jalousie des dieux. » Les Latins la confondaient avec la Fortune. Et Catulle, Virgile, Ovide, Martial, Ausone et Claudien la nomment souvent dans leurs poèmes, sans croire à elle plus que les