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coloré ; tous les progrès tendent à l’y confondre., « déguise en invisible ; » et mieux encore que les progrès, la boue, — la boue de la Woëvre surtout, — l’a enduit d’un tel masque terreux qu’on croirait voir des statues d’argile ou des « hommes de bronze » en mouvement. Nous voilà loin des dolmans, des pelisses, des brandebourgs, des flammes aurore ou jonquille, des kolbacks, toutes les bigarrures dorées, étincelantes du premier Empire, qui semblaient destinés à éblouir l’ennemi et donner à la mort un air de loto, Il n’y a même plus les couleurs vives et franches, les capotes bleues, les pantalons rouges, qui faisaient tache sur le fond du champ de bataille et permettaient à l’œil de suivre les évolutions. Le moraliste et le philosophe peuvent s’en réjouir, — voyant combien le soldat a gagné en sérieux, en dignité, en simplicité, — mais le peintre n’y trouve plus son compte. Les actions sur le champ du bataille sont aussi brillantes qu’autrefois ; elles ne brillent plus aux yeux, et c’est une file de fantômes monochromes, qui s’enfoncent dans un horizon indiscernable, à travers une atmosphère fumeuse, vers un but lointain.

Si, du moins, chacun d’eux faisait des gestes expressifs de la lutte, l’artiste retrouverait et restituerait, dans le groupe, un microcosme de la bataille Mais cela n’arrive guère. La bataille est faite de tant d’éléments différents, son succès est dû à des actions si dissemblables, qu’aucun groupe d’hommes ne peut la figurer tout entière. La plupart des combattants et des plus utiles ne témoignent pas, aux yeux, qu’ils combattent : le sapeur couché dans son trou, le microphone à l’oreille pour ouïr les travaux souterrains de l’ennemi, ou allongé dans le rameau de combat pour préparer une mine ; l’observateur suspendu à son périscope ou accroché à sa longue-vue dans un observatoire d’armée, ou juché dans son poste convenablement camouflé ; l’aviateur assis, au milieu de son fuselage ; l’officier d’état-major penché sur ses cartes ou sur son téléphone ; l’officier de liaison s’en allant sur une route balayée par le feu ; le sapeur qui coupe les fils de fer barbelé, en avant des colonnes d’assaut, jouent le rôle le plus nécessaire et courent les plus grands dangers ; mais ils ne diffèrent en rien, par leurs attitudes, de gens qui s’occuperaient paisiblement à des travaux ordinaires d’avant la guerre, et rien ne témoigne autour d’eux qu’il y ait bataille,