Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/623

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chères. Aussi, est-ce la première fois qu’on a eu l’idée de faire des tableaux entiers et pour ainsi dire des « portraits de ruines. » M. Duvent, M, Vignal, M. Flameng, M. Mathurin Méheut, M. Louis Arr en ont donné d’excellents exemples. On y voit des défilés d’architectures écroulées, jusqu’à l’horizon, un rêve ou plutôt un cauchemar de Piranèse, des choses pyramidales et dentelées comme une chaîne des Dolomites, calcinées et titubantes, — çà et là, une aiguille restée debout au coin d’une tour, une porte béante sur le vide, un escalier tournoyant dans le ciel. Lorsqu’il n’a pas allumé l’incendie qui détruit tout, l’obus sculpte curieusement la pierre : il a rasé le beffroi à son premier étage et le ramène aux dimensions du XVe siècle ; il a creusé son hulot près de la rosace, détaché le Christ qui reste pendu par un bras à la croix vide ; décapité les statues, exhumé les morts, suspendu aux voûtes des anneaux de lumière.

Dans l’écroulement d’une église, parmi les gravats, les décombres, l’âpre poussière soulevée par l’effondrement des plâtras, les vieux appareils de construction mis à nu, parfois une vision idéale de paix apparaît : une Vierge dans sa niche continue son geste de protection, un orgue devenu inaccessible, suspendu dans les airs, attend qu’on le touche, un flambeau qu’on l’allume, une cloche qu’on la fasse parler. Une maison éventrée laisse échapper ses meubles, son lit, son matelas, son linge ; le plancher verse, et par la paroi abattue, on aperçoit tout ce qui faisait son intimité : une pendule paisible sur la cheminée, des photographies, des fleurs. C’est un petit tableau d’intérieur ou de genre cloué au milieu d’une fresque épique, une sorte de Jugement dernier : Pieter de Hooch chez Michel Ange. Voilà, encore, un aspect nouveau. Il est vrai que si tout cela est dû à la guerre et se voit sur le théâtre de la guerre, ce n’est point le « champ de bataille. » Revenons-nous sur le terrain même de la lutte, nous n’y trouvons guère de ruines visibles, si ce n’est quelques ruines végétales. L’obus a fait table rase. Au bout de quelques jours de pilonnage, il n’y a plus rien. C’est sur ce « rien » que le peintre moderne doit déployer l’action de ses combattants.