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de prévoir et l’on a prévu, en effet[1], que le combattant moderne ferait de la nuit sa complice afin de déjouer le tir trop précis des engins qui visent. La nuit favorise non seulement les attaques d’infanterie, mais les travaux d’approche à exécuter sur le front et les raids d’aviation. De là, pour se garder, la nécessité d’illuminer, de temps à autre, le no man’s land et le ciel : les fusées éclairantes révélant brusquement un paysage lunaire, avec ses cratères en miniature et ses chaînes de montagnes pour Lilliputiens ; les projecteurs promenant leurs longs pinceaux livides sur le ciel ou le sol, et allant réveiller des formes endormies, fantômes d’églises ou de maisons, sortes de menhirs debout sur la lande, flaques d’eau qui deviennent d’éblouissants soleils, et, çà et là, tout près, une bonne grosse figure de « poilu » aussi surprise et surprenante que l’apparition d’un homme dans la planète Mars. M. Joseph Communal a déjà donné de saisissantes visions qui montrent ce qu’on peut attendre de ces effets de nuit.

Sur mer, le spectacle n’est pas moins précieux pour le coloriste et M. Léon Félix a pu étudier, du haut d’un dirigeable, les émeraudes, enchâssées par les mines sous-marines dans le saphir sombre de la Méditerranée, les topazes et traînées de rubis qu’y accrochent les dragueurs et derrière les flotteurs qui soutiennent les dragues, et l’ombre portée du dirigeable, devenu par une illusion d’optique, un gigantesque squale nageant entre deux eaux… Enfin, les bombardements de nuit, comme celui qu’à peint M. Flameng, Arras, du 5 au 6 juillet 1915, font apparaître dans le ciel nocturne un spectacle infiniment plus varié qu’autrefois. La pyrotechnie moderne est multicolore et multiforme : les obus fusants, les incendies, les explosions de munitions, les projections électriques, les signaux lumineux, les flammes de Bengale, parent d’une joaillerie splendide l’œuvre de mort. Au-dessus, des villes menacées

  1. Cf. la Revue du 15 mai 1909, Les Peintres de la nuit : « Dans la guerre moderne on escompte, afin d’atténuer l’effet des armes à trop longue portée, la complicité de l’ombre. Quand nous voyons, dans les Expositions, ces énormes réflecteurs braqués comme des mortiers, sur le ciel, il ne faut point nous fier à leur apparence débonnaire. Ces rayons blêmes qui tournent nonchalamment seront les regards de l’armée pour l’assaut de nuit ; ces fines voies lactées seront des chemins ouverts aux obus. Il y a une correspondance, quoique tout à fait fortuite, entre ces nécessités de la vie moderne et sa moderne beauté. En s’y attachant, l’Art éveillera donc tout un monde nouveau, non seulement de sensation, mais d’idées. »