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de son mari, pour folle aux yeux de ses filles et du monde, que lui vaut sa belle intransigeance ? Elle a si bien lutté contre son cœur obstiné, elle l’a si bien cuirassé d’orgueil, de scepticisme et d’ironie qu’il devient incapable d’élan spontané. Pour un peu, elle tuerait en elle la puissance d’aimer. Elle n’y parvient pas, il est vrai ; et si, devant ses filles retrouvées, elle éprouve d’abord plus de curiosité que d’émotion, leur malheur la touche, et sous ce qu’elle appelle sa bonté, on entend palpiter sa tendresse.

Cette tendresse est précisément ce qui manque à une Julie Renaudin, à une Gabrielle, à une Régine, à une Françoise de Renneval ; et c’est la sécheresse foncière de leur âme ardente qui les voue au crime comme au malheur. Françoise, sans doute, triomphe de sa rivale : l’amour lui ouvre les bras, la fortune lui sourit. Mais son âme, impérieuse et impétueuse, connaîtra-t-elle jamais, cette paix sans laquelle il n’est pas de bonheur ?

Vainement les unes et les autres se réfugient dans l’orgueil. L’orgueil crée leur souffrance ou l’exaspère, puis, sous prétexte de dignité, dessèche leur cœur au lieu de le consoler. Ainsi c’est par orgueil que Gabrielle et Régine torturent et tuent. Eh quoi ! des femmes qui prétendent admirer éperdument celui qu’elles aiment, qui lui offrent le double tribut de leur amour et de leur fortune ? Oui, car vouloir admirer leur amant, c’est vouloir s’admirer elles-mêmes. Cet homme dévoué jusqu’au sacrifice, généreux jusqu’à l’héroïsme, à qui fera-t-il hommage de ses rares vertus ? Devant qui s’agenouillera-t-il comme un paladin couvert de gloire et de trophées ? Gabrielle et Régine le savent bien, qui veulent lire dans ses yeux l’ardeur de sa dévotion, la ferveur de son dévouement. Ainsi, raffinement suprême de l’orgueil et dernier mensonge de l’amour-propre, ces femmes qui prétendent admirer pour aimer, revendiquent surtout un hommage qui les élèvera plus haut encore que leur amant sublime. Humbles prêtresses, disent-elles, prêtes à l’adoration ; en fait, insatiables idoles à l’autel baigné de sang.


Les hommes, chez M. de Curel, d’ailleurs moins nombreux que les femmes, ont d’autres soucis que l’amour. Ils peuvent