Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/554

Cette page a été validée par deux contributeurs.

manifeste envers ses patrons une susceptibilité analogue à celle des élèves et des étudiants envers leurs maîtres. Il vous quitte à la première observation qui blesse son amour-propre… Il accepte plus volontiers le salaire insuffisant que le reproche mérité. Comme je visitais, la veille d’une fête, une grande institution, la directrice me fit remarquer un ouvrier chargé de pavoiser la salle que nous traversions. Il y était déjà depuis plus d’une heure, et n’avait suspendu qu’une seule guirlande. Cependant la besogne pressait. Elle s’approcha et lui dit en souriant : « Votre adresse est vraiment merveilleuse ; et vous allez très vite. Mais si vous alliez encore un peu plus vite (bien que cela me paraisse impossible), nous vous en serions extrêmement reconnaissants. » L’homme se cassa en deux, et sa figure refrognée s’éclaira du plus aimable sourire : « Maintenant, me dit-elle, il y a des chances pour qu’il termine sa tâche avant la nuit. Si je m’étais étonnée de sa fainéantise, il m’aurait plantée là. » Il l’eût fait par une sorte d’orgueil atavique dont les mœurs ont toujours tenu compte et qu’en dehors des cadres administratifs et militaires, l’esprit moderne et la liberté politique ont encore renforcé.

Il serait très paradoxal de soutenir que les idées européennes n’ont pas modifié l’âme japonaise. Mais chaque jour me persuade que leur influence a été plus extérieure qu’intime et s’est plus exercée dans le domaine des affaires que dans celui des sentiments. Je m’aperçois qu’on ne les accueille plus sans discernement, qu’on ne les traite plus comme des hôtesses royales. On leur mesure la place et on les soumet au régime du pays. Je m’aperçois aussi qu’elles n’ont point commis tous les dégâts dont on les croyait susceptibles, ni accompli tout le bien qu’on en espérait. Elles ont laissé à peu près intacte l’organisation de la famille. Les enfants ne se sont point affranchis d’une obéissance filiale qui est poussée très loin. Les cas d’émancipation qu’on vous cite ne sont rien auprès des innombrables exemples d’une soumission exagérée en ce sens qu’elle n’est ni raisonnable ni sentimentale, mais seulement imposée par la tradition. On continue d’admirer ce modèle des fils qui, sur le point de sortir et ne voulant contrarier ni son père convaincu qu’il allait pleuvoir, ni sa mère persuadée qu’il ferait beau, chaussa son pied gauche d’un socque de pluie et son pied droit d’une sandale de temps sec. À vrai dire, il ne satisfaisait