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blis. Mais, lorsque les cerisiers fleurirent, le peuple japonais s’était calmé. J’assistai à l’épilogue de cette tumultueuse affaire. L’Allemand et ses complices essayaient vainement de se débarbouiller dans leur mare sous les yeux des juges et au milieu de l’indifférence générale.

La vie était redevenue aussi tranquille que jadis. Une vie pauvre, mais imprévoyante, et où l’on trouve toujours assez d’argent pour s’amuser. Il n’y a pas de quartier si misérable dont les petits enfants ne tirent un sen de leur ceinture lorsque passe le marchand de friandises. Une vie douce, bien qu’elle recouvre de la dureté et de la brutalité : mais elle n’est vraiment brutale et dure que dans les rapports d’homme à femme ; et toute sa douceur s’étend sur les relations sociales. Je connais un vieux missionnaire qui était resté vingt ans sans revenir en France. Il y revint, et, pendant son séjour, il ne cessait de répéter : « Comme vous êtes âpres ici ! Comme vous faites tous sonner haut ce qui vous est dû ! Comme vous y tenez ! » L’Amérique qu’il traversa en retournant au Japon l’épouvanta. Il ne respira que rentré dans son quartier de Tokyo au milieu de ces païens qui lui avaient pourtant rendu sa tâche si ingrate, mais qui n’avaient pas toujours le mot de droits à la bouche et qui ne s’envoyaient jamais l’huissier. Là, le locataire devait à son propriétaire ; le petit artisan à son marchand de riz ; le petit marchand de riz au marchand en gros. Cependant, personne n’était chassé de son taudis ; personne ne mourait de faim. Le créancier ne voyait autour de lui que des yeux qui lui disaient que ce serait mal de poursuivre. Il ne s’étonnait ni ne se fâchait de rencontrer son débiteur dans les lieux de plaisir. N’avait-il pas, lui aussi, ses créanciers ? Et ne fallait-il pas admettre une sorte de prescription courtoise pour les dettes ? Il n’est pas extraordinaire qu’au bout de deux ou trois ans, un débiteur extrêmement poli vous glisse en douceur qu’il croirait manquer gravement à l’amitié s’il vous reparlait de la somme que vous lui avez prêtée. Shikata ga nai : il n’y a rien à faire. C’est le Nitchevo des Russes, moins cordial, car au Japon les bonnes manières remplacent la cordialité. Mais il vaut mieux qu’on s’aime moins et qu’on se supporte davantage J’entends des Européens qui s’affligent un peu comiquement que les Japonais s’appliquent trop à leur ressembler et aussi des Japonais qui le déplorent en souriant et en hochant la tête.