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Lorsque jadis Antoine Clesse, un armurier du Hainaut, échelonnait ces rimes émues, c’est de bataillons civiques qu’il parlait. Aujourd’hui, par le fait de l’Allemagne, ce nom de famille est un nom d’armée, d’une armée dans laquelle Flamands et Wallons, depuis bientôt quatre ans, partagent l’héroïsme des souffrances et la gloire des résistances.

Où donc est-il maintenant, le Belge d’il y a cent ans, que l’abbé de Pradt nous décrivait comme « dépourvu de curiosité, stationnaire dans un état heureux, et ne portant ni intérêt ni curiosité à ce qui se passait hors de chez lui ?[1] » Si l’Allemagne croyait, en face d’elle, retrouver ces Belges-là, elle s’est lourdement trompée, et sur eux et sur leur Roi. C’est un petit Etat, pensait-elle orgueilleusement ; et, justifiant les angoisses qu’exprimait en 1866 Edgar Quinet, elle prétendait nous construire un univers où « la première garantie pour les petits États serait de rester indifférents à tous les intérêts de droit et de justice qui se disputeraient le monde ; où le cœur et l’esprit devraient s’y resserrer autant que les frontières ; où la principale vertu des hommes serait partout de devenir étrangers à l’humanité. » Mais entre l’Allemagne et le droit, entre l’Allemagne et l’humanité, Albert Ier, roi des Belges, refusa d’être un indifférent : il lui parut qu’en se laissant violer impunément, la Belgique fût devenue étrangère à l’humanité. Wallons et Flamands se dressèrent : activement, M. de Broqueville les outilla, pour que leur fierté eût bientôt la joie d’être une force ; la petite nation belge, quelques semaines durant, retarda « l’Allemagne exterminatrice de races. » L’unité belge eut un rôle dans les destinées universelles, et le sang belge acheva de la sceller.

L’Allemagne sait mieux calculer ses propres forces d’action que les forces de réaction qu’elle déchaîne chez ses victimes. Elle comptait sur le mouvement flamand pour désorganiser le royaume belge, et ce mouvement même est en train de se retourner contre elle. M. Léo van Puyvelde, chargé de cours à l’université de Gand, et M. le baron Kervyn de Lettenhove, un dévot des vieilles gloires flamandes, entrevoient l’heure où les Flamands cesseront de « s’hypnotiser sur la lutte pour la langue, » et d’avance ils définissent aux industriels des Flandres,

  1. Pradt, op. cit. p. 17.