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vers les plateaux de l’Ardenne, est depuis longtemps disparue ; mais à l’abri de son rempart la civilisation latine, romane, était, dans le midi belge, demeurée inaccessible aux invasions. Le flot germanique avait longé la forêt sans la pénétrer ; et, grâce à l’opaque muraille de ses arbres, la Belgique eut deux langues.

Le comté de Flandre était bilingue, et bilingue le duché de Brabant ; bilingue, le Luxembourg, qui comptait parmi ses fiefs trois comtés wallons ; bilingue, le Hainaut lui-même, que bordait au Nord une lisière flamande ; la principauté de Liège comptait onze villes flamandes, douze wallonnes ; et quant au Limbourg les deux races se le partageaient par moitié. « Nulle part en Belgique, a écrit Godefroid Kurth, on ne croyait qu’il fallût parler la même langue pour avoir la même patrie ; et l’histoire entière de la Belgique proteste contre les classifications politiques qui prendraient le langage pour base[1]. »

De fait, nous avons pu tracer un raccourci du passé belge sans qu’il y fût question ni des races ni des langues. Ce n’étaient pas là des éléments dont l’Eglise mérovingienne tint compte lorsqu’elle déterminait, là-bas, les premières divisions diocésaines : elle y encadrait, tous ensemble, terroirs germaniques et terroirs romans. La ligne de démarcation politique que traça le VIIe siècle entre l’Austrasie et la Neustrie suivait à peu près, dans notre Gaule, la limite des idiomes, mais sur le sol belge, par un curieux phénomène, elle cessait de s’y adapter : des Wallons de l’Ardenne, du Namurois et du Hainaut, se trouvaient bloqués dans l’Austrasie germanique, et des Saliens de Flandre dans la Neustrie romane. Pareil pêle-mêle aux partages de Verdun : ils font de la Flandre une annexe germanique de la France, du pays de Liège une annexe romane de la Germanie. Et cela même tend à fondre les contrastes ; la diversité des langues n’apparaît point comme un élément de guerre ; les conflits les plus violents dont soit troublée la Belgique du moyen âge n’éclatent pas entre Wallons et Flamands, mais entre villes flamandes. On aime, dans les monastères, les abbés qui parlent les deux langues, et Godefroid de Bouillon doit en partie à sa connaissance des deux langues, à la mitoyenneté de sa culture, son rôle prépondérant dans la croisade.

Le Flamand du moyen âge envoie volontiers ses enfants en

  1. Kurth, la Frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France, II, p. 14-15 (Bruxelles, Société belge de librairie, 1898),