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chromatisme rare chez Rameau, fait songer au fameux thème, douloureux et traînant : aussi : « Weinen, Klagen, » de Jean-Sébastien Bach. « Que tout gémisse ! Que tout s’unisse !  » Après chacun des deux lugubres commandemens, un accord d’orchestre, un seul, brise régulièrement le silence. Plus loin, le chœur à l’unisson contraste et tranche soudain avec le chœur harmonisé. Rien de plus simple et de plus vigoureux. Tout cela est beau de concision et d’épargne sonore. Telle est aussi la beauté de la célèbre déploration de Télaïre : « Tristes apprêts, pâles flambeaux. » Ne cherchons pas, là non plus, l’émotion, ou plutôt l’intensité de l’émotion que nous donne le désespoir d’Orphée, rien que par l’appel incessant : « Eurydice ! Eurydice !  » et par les plaintes, par les sanglots qui le suivent. Je sais même une poésie, et toute seule, celle d’un Racine, il est vrai, qui surpasse ici la musique. « O Soleil, ô mon père !  » s’écrie à certain moment Télaïre, et pour éloquente que soit l’apostrophe, elle est loin d’égaler en ampleur, en retentissement lointain, l’adjuration de Phèdre : « Noble et brillant auteur d’une illustre famille. » Ces pages de Rameau n’en sont pas moins d’un grand musicien de théâtre et d’un grand musicien tout court. On pourrait y distinguer, en empruntant le langage de nos confrères anglais, la poetical et la practical basis ; en français : le sentiment et la science. Permettez-nous d’insister, — un moment, — sur cette dernière. Aussi bien l’auteur de Castor et Pollux écrivait, au début de son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels : « La musique est une science qui doit avoir ses règles certaines. » Ce n’est pas sans raison que Voltaire appelait Rameau « notre Euclide-Orphée. » Or, la science, pour Rameau, la science musicale, est tout entière fondée sur l’harmonie. Il regarde un accord et surtout un accord consonant, un choix de sons unis par une analogie particulière ; comme l’élément primitif, essentiel de la musique. La prééminence de l’harmonie sur la mélodie, voilà le premier principe, et le dernier, de la doctrine de Rameau, son point de départ et son point d’arrivée, ou de retour. Si maintenant on examine la phrase initiale de l’air de Télaïre : « Tristes apprêts, pâles flambeaux, » on reconnaît tout de suite qu’elle se compose de deux intervalles, l’un de quinte et l’autre de quarte, et descendans, la conjointe note intermédiaire, commune à tous les deux, leur servant de charnière, ou de pivot. En outre, sur la dernière syllabe du mot : « flambeaux, » on attend une certaine note, au chant. Mais elle y serait banale. C’est l’orchestre qui la donne, et la voix, l’ayant évitée, en pose une autre, imprévue, la tonique inférieure, qui répond à la