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REVUE DES DEUX MONDES.

l’ombre des flots, entre le sein de la terre et la voûte céleste. Puissans navires, éteignez les flambeaux, laissez reposer les avirons et, après les prières funèbres, fuyez, pieux, sans bruit, dans la nuit sombre : il faut que nos morts glorieux entendent la clameur des combats et se réjouissent des cris de victoire des nôtres qui s’élancent, sous les ailes de la Gloire, sur les champs vermeils de sang. Dans le silence, chantez un Requiem sans paroles, sans soupirs, sans larmes : mêlez au parfum de l’encens l’odeur de la poudre en écoutant raisonner le bruit lointain de nos canons[1]. »

Ainsi, tenant encore entre ses mains la lyre d’Orphée, Milouline Boïtch se meurt dans l’Hellade sacrée, au bord de la mer des sirènes. La brise du printemps lui apporte le parfum délicat des vignes en fleurs et des oléandres, mêlé à l’âpre odeur de la neige des monts. Alors, dans les prés fleuris des premières violettes, il voit glisser l’imprécise image, la forme légère de la vierge qu’il aime. Il se souvient :

… « Jamais je n’oublierai, même dans le sommeil de la mort, le matin d’hiver où tes chers yeux, baignés de pleurs, ont lu dans mes yeux ardens mon profond amour. Longtemps tu as plongé ton enfantin regard dans le mien afin de lire ma sincérité jusqu’au tréfonds de mon âme. Ces yeux, autrefois dédaigneux et fiers, je les ai vus prier, graves, dans le silence troublé seulement par le murmure des genévriers aux baies odorantes, tandis que se taisait, au loin, le flot infatigable de la mer… »

Aujourd’hui sous la roche où le flot de cette mer se brise, apportant les éternelles questions aux éternelles réponses, repose celui qui savait comment l’homme pur rit devant le danger, et comment il accomplit dans la tempête l’œuvre austère ; comment le poète tresse des couronnes après les batailles, et comment son chant allume pour toujours, dans ce triste monde, une Beauté nouvelle.


Jean Dornis.
  1. Miloutine Boïtch, le Tombeau bleu. — Pour la biographie de Miloutine Boïtch, ainsi que pour les traductions de ses poèmes, nous devons des renseignemens précieux à M. Alexandre Arnautovich, auteur lui-même d’une série de beaux travaux sur la Serbie et sur la littérature serbe.