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MILOUTINE BOÏTCH.

versé notre sang ; les plaines d’Angora en sont vermeilles et les gorges du Carso en sont abreuvées… Nous semons nos os à tous les vents, et de toutes parts les corbeaux s’envolent de nos cadavres… Nos foyers antiques s’éteignent, gris de cendre, ils nous adressent de muets appels. Nous y avons laissé des morts-vivans. Et nous, tel Ahasvérus damné par Jéhovah, nous parcourons les plaines qui se déroulent, immenses. L’Univers entier devient notre champ pour la semence de l’Honneur qui aspire au soleil… Seigneur ! Ce châtiment n’aura-t-il jamais de fin ?[1] »


Pour Boïtch, survivre à la gloire de sa patrie apparaissait comme le plus sombre des châtimens. D’autre part, sa santé délicate, compromise par la Retraite terrible, résistait mal au dur climat de Salonique. Mais si le soldat poète n’avait plus la force de combattre, sa main défaillante pouvait encore semer le bon grain pour d’autres récoltes. Entre deux accès de la fièvre qui le minait et le terrassait tour à tour, Miloutine composait l’Ode ample, au vol puissant : sa mourante voix chantait les héros, et la liberté qui vit dans la lumière, l’espoir que les souffrances d’aujourd’hui seraient changées en joie pour les hommes futurs et la gloire de s’immoler pour la justice. Les strophes des poèmes palpitaient comme les ailes qui s’élèvent vers le ciel, resplendissaient comme un voile qui s’enflamme, s’apaisaient en divines litanies, s’inclinaient avec ferveur sur les morts bienheureux tombés pour la Patrie :

« Halte là, puissans navires ! Arrêtez vos gouvernails !… Je chante, en cette nuit funèbre, un sublime Requiem sur ces eaux sacrées… Au fond de la mer s’étend le cimetière de nos braves couchés frère contre frère, Promet liées de l’espérance, Apôtres de la douleur… Ne sentez-vous pas comme la mer glisse doucement pour ne pas troubler leur saint repos ? Puissans navires, voilez vos clairons. Que vos vigies, en grande tenue, chantent les prières, car les siècles passeront comme l’écume s’évanouit sur la mer, mais ces eaux, où fut enseveli le terrible mystère de l’Épopée, ces eaux seront le berceau des légendes futures. La joie éphémère de plus d’une génération est ensevelie là, dans

  1. Miloutine Boïtch, les Semeurs.