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Les norias des jardins suspendent leur gémissement. Au fond des réduits souterrains, les inlassables manèges s’arrêtent de tourner pour la première fois depuis des centaines d’années. Le silence s’enfuit des maisons. Les terrasses s’écroulent dans les cours où résonnaient jadis le tambourin et le violon. Les mosquées elles-mêmes ne sont pas épargnées…

Il est des momens où le cœur est si plein du regret de tant de choses encore vivantes, mais déjà condamnées, qu’on prête trop complaisamment l’oreille aux voix nostalgiques qui vous crient avec un accent passionné : « Pas de bête plus redoutable que la civilisation aveuglément déchaînée ! Un Aïssaoua en fureur, qui dévore un mouton sanglant, un Hamadcha qui se taillade et vous tailladerait a vous-même le crâne avec sa hachette de fer, n’est pas plus hors de sens qu’un de ces civilisés, dont les regards grossiers ne découvrent pas la noblesse d’une civilisation pleine de raffinemens cachés, que la nudité choque, que la grâce pudique des longs vêtemens fait sourire, qui voudraient porter partout leur hache et leur sottise, jeter bas les murailles séculaires, comme un obstacle au trafic, bouleverser les cimetières et construire des palaces-hôtels sur le promontoire des Oudayas… La très ancienne vie que l’on menait ici, avec ses brutalités, ses injustices, sa misère, son ignorance, n’est-elle pas encore préférable aux fausses douceurs, aux fausses justices, aux fausses richesses, aux faux bonheurs, à la science vaine que nous apportons avec nous ? Et je ne parle pas des vices qui nous accompagnent toujours, et qui détruisent plus de choses que notre ordre n’en conserve. Une fois de plus, dans ce pays comme en tant d’autres lieux du monde, le sinistre esprit d’Europe va tarir pour toujours des sources de rafraîchissement, de fantaisie, de jeunesse ; d’immenses nappes de silence, d’immobilité, de repos ; de grands espaces encore vierges, réservés à l’instinct, au demi-sommeil de l’esprit. Quand il n’y aura plus dans l’univers ces peuples, dont les mœurs et les usages très anciens permettaient de se représenter sans effort la vie des peuples d’autrefois, un fossé qu’on ne pourra plus combler sera creusé dans l’histoire. L’humanité appauvrie, enlaidie, abêtie par sa propre intelligence, ne sera même plus capable de comprendre quel trésor elle a gaspillé…

O regrets de l’Andalousie,
Arrêtez de me faire souffrir !