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dans l’air ; la volupté a quitté ses coussins de mousseline.

O danses, que je vous regrette ! O musique, ô volupté, fête antique que le hasard m’a mise un instant sous les yeux, mais qui est la vie éternelle d’ici et que je sais déjà mourante ! Passionnés du vieux Maroc, comme je comprends vos regrets, comme moi-même j’en suis saisi ! Dans ces pavillons s’entassent toutes les choses qui ont commencé de transformer ce pays, et qui feront que bientôt on ne le reconnaîtra plus : charrues d’acier, pour défoncer un sol qui n’a jamais été égratigné que par un soc armé d’une pointe de fer ; voitures automobiles, à l’incompréhensible vitesse, pour traverser ce- pays qui ne connaissait hier encore que le petit trot des ânes, l’amble de la mule, le galop des chevaux et la marche solennelle des chameaux au pas feutré ; canots à vapeur, pour remonter sans fatigue, et comme en se jouant, ces estuaires habitués depuis toujours à la rame et au chant des barcassiers, phonographes, pianos mécaniques, pour remplacer le guimbri, le tambourin, la rhaïta et tous les instrumens de la musique obsédante du Moghreb.

Au loin, Rabat et Salé, après le grand éclat du jour, prennent la teinte apaisée du soir, et sur leurs blancheurs se répandent, en longues traînées paresseuses, les fumées odorantes des fours à pain qui s’allument. Par cette paisible fin de journée, sous le soleil qui les dore, derrière leur double et triple enceinte, elles semblent tout à fait rassurées, les deux petites villes d’Islam. Elles n’ont pas l’air de soupçonner quelles prodigieuses forces destructrices de leur petit bonheur sont accumulées contre elles dans ces baraques dressées là sur la colline. Pour moi, ces choses de chez nous qui sont venues jusqu’ici, portées par des navires sans voiles ni rameurs, ne sont pas loin de m’apparaître, à cette heure crépusculaire, comme autant de bêtes furieuses prêtes à s’élancer sur les blanches maisons innocentes. Je les vois déjà s’évader de leurs cages de planches, bondir sur la pente du plateau, traverser les jardins, sauter pardessus les murailles, se déchaîner dans les rues épouvantées, culbuter au passage l’épicier, l’herboriste, le marchand de beignets, le dévideur de soie, le brodeur de babouches, le tailleur et ses gracieux apprentis, et massacrer au fond de leurs armoires vingt métiers séculaires. Les notaires sont déjà morts de frayeur sur leurs pupitres minuscules ; les mendians, au pied des mausolées, tombent le nez dans leur écuelle.