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société, venue de Rabat sur des mulets ou en barque par le fleuve, pour voir briller la lune sur la romantique Chella. Chaque jeudi, vers la fin de la journée, mon voisin le Cadi vient s’y reposer de l’ennui d’écouter toute une semaine les criailleries des plaideurs. De préférence il s’installe sous le beau micocoulier qui, à la porte du jardin, ombrage une kouba coiffée de sa coupole blanche. Sans doute, en des temps très anciens, y avait-il ici une chapelle chrétienne consacrée à saint Jean ? la tradition veut qu’en ce lieu soit enterré Sidi Yahia, saint Jean, le disciple préféré du Christ ; et sa mémoire est vénérée à l’égal des grands marabouts.

Lorsque le cadi m’aperçoit, il ne manque jamais de m’inviter avec sa compagnie. Un de ses hôtes prépare le thé, un autre le brûle-parfums d’où sort une fumée d’encens ou de santal, tout à fait en harmonie avec le caractère du lieu. A l’intérieur du mausolée, je vois scintiller des veilleuses sur le tombeau du compagnon de Jésus. Deux ou trois musiciens accordent leurs instrumens, les violons et les guitares, chauffent la peau du tambourin sur les braises du réchaud ; puis le concert commence, des chants dont le sens m’échappe, une musique monotone, aux répétitions obstinées, qui semble faite pour endormir la pensée et pour réveiller les choses. Quelque part, sous les ronces, une pierre inconnue se souvient d’avoir été l’autel de Jupiter ; Sidi Yahia, au fond de son tombeau, rêve du temps où il suivait son maître dans les déserts de Judée ; Abou Hassan, perdu sous les verdures, essaye, pour retrouver la vie, de suspendre son ombre aux ombres encore plus vaines du Sultan noir et de Lalla Chella ; la lune qui surgit tout à coup derrière la ligne des coteaux, prête l’oreille à ce bruit de guitare, et au-dessus de ce pli de colline où jadis on l’adorait, se rappelle avoir été Tanit et s’arrête longtemps… Tout est parfum, songe, demi-sommeil. A nos pieds brille la source, l’éternelle, la vraie divinité du lieu. Un souvenir chrétien l’ombrage, une mosquée la couvre de sa paix. Toutes les religions ont voulu la saisir, mais la païenne ne s’est pas laissé surprendre. Elle s’échappe vive et rapide, emportant dans sa fuite les sons de la musique et l’image des chiffons et des touffes de cheveux suspendus aux arbres sacrés-