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les arbres du vallon ; et qui, sur la fin de sa vie, battu par tous les princes qu’il avait subjugués, trahi par ses enfans révoltés, ne trouva pour y mourir qu’un coin de terre à Marrakech.

Dès qu’on a poussé la porte de cet enclos funèbre, c’est l’impression de la douceur de vivre qui saisit le cœur et l’enchante ; c’est la fraîcheur, c’est l’ombre, l’odeur de la terre mouillée, le parfum des orangers, la plaisante société des arbres, la grâce d’un jardin à l’abandon. Qu’est devenu ce vaste ensemble de mosquées, d’oratoires, de mausolées, que des arcades réunissaient les uns aux autres pour former une sorte de grand patio mortuaire ? Et ces dômes, dont les pierres étaient scellées avec du plomb si brillant qu’on le prenait pour de l’argent ? Et les marbres, et les stucs, et les zelliges ?… Çà et là, un éclair, une lueur de beauté rapide, un fragment de stuc accroché comme un nid d’hirondelle, une faïence qui fait briller les couleurs de la Perse dans la terre brûlée qui s’effrite. Au milieu de ce jardin où les racines ont disloqué les tombes, je me fais l’effet (en moins vivace) de ce personnage éclatant de santé qu’Albert Dürer représente, parmi des arbres et des fleurs, écoutant le chant du violon que la mort lui joue à l’oreille. Je me promène entre des piliers de mosquées, des arcs à demi enterrés, des tronçons de colonnes, les décombres d’une chambre d’ablutions, une nappe d’eau dormante presque entièrement recouverte par les branches d’un figuier sacré, où sont accrochées par centaines des mèches de cheveux et des floches de chiffons.

Dans cette solitude d’où la vie s’est retirée, rien de plus aisé que d’imaginer qu’elle commence. Devant moi, un homme se penche sous le figuier sacré, emplit d’eau le creux de sa main et la porte à ses lèvres. Il me semble voir le premier homme qui arriva près de la source et fit le même geste éternel. Ce jour-là, un geai bleu passait-il, comme à cet instant, d’une aile rapide dans les branches ? Un triangle d’étourneaux glissait-il dans le ciel, pareil à un vol augurai ? A coup sûr, en ce jour perdu dans l’infini du temps, ce lieu donnait moins l’impression de la complète solitude qu’il ne la donne aujourd’hui, car en écartant les roseaux on n’apercevait pas les tombes… Cet homme qui se penche sur la source, c’est le même qui a vu passer les Phéniciens, les Romains, les Wisigoths, les Byzantins, les Arabes. Les siècles, en se succédant,