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de la source qui coule dans un pli du coteau. Immémorialement, les gens de ce pays ont dû rassembler là les gourbis et les tentes qu’ils dressent encore maintenant sur les pentes de la colline. Des marchands de Carthage, remontant sur leurs barques peintes l’estuaire du Bou-Regreg, virent ces tentes et s’arrêtèrent pour fonder ici un comptoir. Rome y vint à son tour ; et, pendant cinq ou six cents ans, prospéra sur cette colline une de ces petites cités, que l’imagination se représente aisément avec ses voies dallées, son forum, son tribunal, ses temples et ses maisons à patio, assez peu différentes de la maison arabe que nous voyons aujourd’hui. Ravagée par les Vandales, rebâtie par les Byzantins, détruite par les Wisigoths, toujours Chella survécut à sa ruine, pareille à ces palmiers nains que l’on coupe, que l’on brûle et qui renaissent sans cesse. Chaque destruction nouvelle lui apportait un sang nouveau et quelque pensée inconnue. Adorateurs du feu, du soleil, de la lune, et des sources ; dévots de Jupiter, de Junon, de Vénus ; fidèles de Wotan et des divinités guerrières du Walhalla germanique ; Juifs, Chrétiens, sectateurs de tous les schismes qui, d’Arius à Donat, ont pullulé sous le soleil africain, toutes les religions, tous les cultes, tous les peuples s’y mêlaient. Et cela dura jusqu’au jour où, par le fer et par le feu, l’Islam vint imposer sa vérité nouvelle : il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Temples, chapelles, statues, du coup tout s’écroula. On n’entendit plus à Chella que les cinq prières du jour.

L’Islam a saisi le Maroc et toute l’Afrique du Nord d’une prise si forte qu’il faut un effort de l’esprit pour imaginer que tant de croyances, et si diverses, se soient donné rendez-vous sur ce plateau solitaire. Il ne faut pas un moindre effort pour se représenter, au milieu de tant de silence, que derrière ces murailles ce fut pendant des siècles un passage continuel de cavaliers, de fantassins, d’approvisionnemens de toutes sortes Ici, les grands Sultans berbères, Almoravides et Almohades, rassemblaient les guerriers au visage voilé qu’ils précipitaient sur l’Espagne. De tout ce mouvement formidable, il semblerait que pour toujours il dût rester quelque chose, un écho, un murmure dans l’air. On tend l’oreille pour recueillir la rumeur de ces grandes chevauchées. Mais rien ne bouge, rien ne bruit. Rien que des chèvres au fond du ravin, comme pétrifiées