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incroyable ; puis, brusquement sa joie éclate, et dans l’air s’échappent ces cris que le plus vigoureux bâton n’arrive pas à calmer… Ane charmant, toujours déçu, toujours frappé, toujours meurtri, et pourtant si résigné, si gracieux dans son martyre ! Si j’étais riche Marocain, je voudrais avoir un âne qui n’irait pas au marché, un âne qui ne tournerait pas la noria, un âne qui ne connaîtrait pas la lourdeur des couffins chargés de bois, de chaux, de légumes ou de moellons ; un âne que j’abandonnerais à son caprice, à ses plaisirs, sultan la nuit d’une belle écurie, sultan le jour d’un beau pré vert ; un âne enfin pour réparer en lui tout le malheur qui pèse sur les baudets d’Islam et pour qu’on puisse dire : il y a quelque part, au Maroc, un âne qui n’est pas malheureux.

Si j’étais riche Marocain, je voudrais avoir une mule. A l’heure où la chaleur décroit, je m’en irais avec elle, assis sur ma selle amaranthe, goûter la fraîcheur de mon jardin. Mais j’aurais surtout une mule pour prendre d’elle une leçon de beau style. Ce pas nerveux et relevé, ce train qui ne déplace jamais le cavalier, laisse à l’esprit toute sa liberté pour regarder en lui-même et les choses autour de soi. Jamais il ne languit ; et s’il n’a pas le lyrisme du cheval, il n’en a pas non plus les soudaines faiblesses. Entre le coursier de don Quichotte et l’âne de Sancho Pança, c’est la bonne allure de la prose. Sans avoir pressé sa monture, sans qu’elle soit lassée de vous, sans que vous soyez lassé d’elle, on est toujours étonné d’arriver si vite au but…


X. — LA SOURCE DE CHELLA

Quand on est las d’errer à travers les ruelles blanches, et qu’on est un peu fatigué de ce qu’a de poussiéreux, d’étouffé et d’étouffant, cette vie musulmane enfermée derrière ses murailles, c’est d’une bonne hygiène de se mettre à la suite d’un de ces troupeaux d’ânes qui, chargés d’outrés en peau de chèvre ou de vieux bidons à pétrole, s’en vont, pour le compte des riches bourgeois de la ville, puiser l’eau fraîche et parfaitement pure de la source de Chella.

On prend d’abord avec eux la route qui traverse les jardins et les terrains vagues, les villas et les cabanes de bois, le provisoire et les promesses, les réussites et les erreurs d’une ville en