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et de silence, respirer sous ses figuiers et ses treilles le parfum des légumes de septembre ! Même par l’après-midi le plus ensoleillé, c’est une fraîche impression de bonheur, de vie rajeunie que l’on éprouve à suivre l’ombre étroite des venelles embrasées. Dès que l’on commence à gravir les rues en pente, plus de métiers, plus de boutiques. Autour de moi, rien que des murs fermés, un blanc silence, la paix des neiges. Au sommet de ce repos, la Medersa, jadis fameuse, embaumée dans sa gloire ancienne, avec ses merveilles de plâtre et son dôme de cèdre ajouré ; le mausolée de Sidi Abdallah, éclairé par des veilleuses et toujours entouré d’un cercle de femmes accroupies ; et plus haut encore, la mosquée, lieu d’un calme inaltérable, qui semble garder, comme un trésor, sous des arceaux sans nombre, des siècles de vie soustraite au changement, à l’agitation et au bruit.

Au milieu de ces étrangetés, le plus étrange peut-être, c’est que ces ruelles soient hantées par des fantômes familiers à nos imaginations. Quelque part, entre les murs de cette Salé si lointaine, qui n’était reliée à Marseille que par de lents bateaux à voiles, vécut le père d’André Chénier, qui fut longtemps consul ici. Aux heures où la plus belle journée amène la mélancolie, sa pensée s’en allait vers Paris, où l’attendaient sa femme et ses enfans ; et il rêvait de son retour en France, — en France où il revint pour faire cette découverte affreuse que les gens de sa patrie étaient plus cruels que les Maures… Dans ce dédale silencieux où je vais à l’aventure, Cervantès, prisonnier des corsaires de Salé, a erré lui aussi, portant dans son esprit les premières rêveries de son extravagant chevalier. Au tournant de quel passage, au sortir de quelle voûte, dans quelle lumière ou dans quelle ombre a-t-il vu apparaître, sur un tout petit âne, et les pieds traînant à terre, ce Sainte-Beuve, ce Renan, l’énorme Sancho Pança ? Parmi les tombes de la dune, repose très probablement l’homme dont il a été l’esclave ; et je me demande parfois, en regardant ces pierres couvertes, de lichens jaunes, laquelle recouvre ce personnage qui a tenu à sa merci la plus belle histoire du monde… Dans laquelle de ces maisons blanches qui s’entassent autour de moi, gardant si bien leur secret derrière leurs murs sans fenêtres et leurs portes à clous, les Barbaresques ont-ils ajouté un outrage à tous ceux que la fantaisie de Voltaire et les Bulgares avaient déjà fait