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tourbillon rapide où est entraîné ce pays, deviendront bientôt, pour les gens de Rabat et de Salé eux-mêmes, aussi incompréhensibles que les disputes de naguère. Ce sont des riens, mais des riens à mon goût pleins d’intérêt et auxquels, je ne sais pourquoi, je trouve le parfum fugace, un peu fané, de la giroflée de muraille.

Il y a une vingtaine d’années, des enfans de Rabat et de Salé se battaient à coups de fronde sur les bords du Bou Regreg. Un des petits Salétains tua d’un coup de pierre un des petits R’bali. Les mères des enfans de Salé qui avaient pris part à la bataille furent condamnées à payer la « dya, » c’est-à-dire le prix du sang.

De l’argent pour un enfant de Rabat ! comme si un R’bati avait jamais rien valu ! Pour manifester leur mépris, elles allèrent vendre sur le marché la denrée la plus vile : quelques paniers de son. Et avec le prix de ce son, qu’on ne donne qu’aux porcs et aux ânes, elles payèrent l’enfant de Rabat.

Pour les puritains de Salé, cette Rabat que je trouve si pieuse, si dévote, où les bourgeois ne se promènent qu’un chapelet à la main ou un tapis de prière sous le bras, c’est une ville sans foi ni loi, un lieu perdu, contaminé par l’Europe, quelque chose comme une musulmane qui aurait dévoilé son visage. Il y a, me dit le savant fqih, des commerçans de Salé qui ont leur boutique de Rabat, et qui, pour rien au monde, ne voudraient habiter là-bas. D’autres n’y mettent jamais les pieds, et comme, un jour, un de ces intransigeans se promenait sur le promontoire des Oudayas et que quelqu’un s’en étonnait : « Je viens ici, dit l’homme de Salé, parce que c’est le seul endroit d’où je puisse embrasser d’un seul regard toute ma ville. »

Même les malandrins ont ce patriotisme local. On en voit qui, ayant commis quelque délit à Rabat, viennent se faire arrêter de l’autre côté de la rivière, bien qu’il soit de notoriété publique qu’à Salé la justice du pacha est particulièrement rigoureuse. Si ben Ali m’assure encore que les mœurs y sont plus sévères. Un médecin syrien, installé au Maroc il y a plusieurs années, lui disait en propres termes : « Ma femme est en sûreté à Salé ; elle ne le serait peut-être pas à Rabat ! » et mon historien d’ajouter avec un orgueil évident : « Les Juifs eux-mêmes ont ici de la pudeur. »