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la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert. » Il n’y a pas de phrases plus belles, vastes, silencieuses. Après les avoir relues, on est tenté de conclure, avec M. Chinard : que Chateaubriand ait vu le Mississipi ou ne l’ait pas vu, qu’importe ?…

Cependant, lorsque l’Enchanteur préparait le Génie du Christianisme et demandait beaucoup de livres, Joubert écrivait à Pauline de Beaumont : a Dites-lui qu’il en fait trop ; que le public se souciera fort peu de ses citations, mais beaucoup de ses pensées ; que c’est plus de son génie que de son savoir qu’on est curieux… Écrivain en prose, M. de Chateaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs : par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers. Qu’il fasse son métier : qu’il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie ; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu’à rompre le charme et à mettre en fuite les prestiges… » Cette justesse que Joubert avait jusqu’au génie rend ces lignes admirables et charmantes. Mais Chateaubriand, à qui Pauline de Beaumont lisait les conseils de Joubert, s’écriait : « C’est le meilleur, le plus aimable, le plus étonnant des hommes ! » Et il riait. Et, sur l’avis de Joubert, il supprimait volontiers quelques citations : il ne les supprimait pas toutes ; puis, il en ajoutait. Et c’est ainsi que le Génie du Christianisme, avec tant de beautés adorables, devint un ouvrage encombré. Le Voyage en Amérique est encombré. Tous ses livres sont encombrés. Et Joubert insistait : « Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage. Il a son arbre, sa ruche et son trou : qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères ? » La vérité dont Joubert l’avertissait d’une si exquise manière, Chateaubriand l’a méconnue. Pourquoi ? C’est que son désir n’était pas seulement de composer de beaux livres et d’être le poète qu’il était. Il avait d’autres ambitions. Plus tard, ce fut la politique ; et il disait alors : « Dante, Arioste et Milton n’ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu’en poésie ?… Je ne suis, sans doute, ni Dante, ni Arioste, ni Milton ; l’Europe et la France ont vu néanmoins, par le congrès de Vérone, ce que je pouvais faire. » Et il disait à Marcellus : « Parce que nous avons écrit quelques pages de poésie, les routiniers des chancelleries nous accusent d’effleurer seulement la politique ; et ils nous disent incapables d’aller au fond des questions ou même de dresser un protocole, parce que nous ne