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L’ambassadeur se mit en route dans la seconde quinzaine de juillet. Les instructions qu’il emportait et qui semblent avoir été rédigées par Thiers lui laissaient la plus grande latitude quant à la conduite qu’il devait tenir dans le poste confié à ses soins. Il eût été difficile en effet de la lui préciser, étant donnée l’incertitude où ce que l’on savait de l’état d’âme du Tsar laissait le gouvernement français. Ces instructions à vrai dire n’étaient autre chose que l’exposé historique des relations de la France avec le cabinet impérial depuis 1815 et plus particulièrement sous le règne de Nicolas Ier. Elles forment un manuscrit volumineux qui ne saurait trouver place dans notre récit. Ce qu’il en faut retenir, c’est la lucidité de l’auteur dans sa narration du passé et l’admirable clairvoyance dont il fait preuve dans les conclusions qu’il en tire.

Ces conclusions peuvent se résumer en peu de mots : le développement inattendu de la puissance prussienne par suite des victoires de 1866 et de 1870 constitue dans un avenir prochain un grave danger pour la Russie dont elle ne peut pas ne pas être inquiète. On doit croire qu’elle ne le voit pas encore. Il appartient au représentant de la France de s’attacher à le lui montrer et d’empêcher dans la mesure où il le pourra que la solidarité qui existe entre Saint-Pétersbourg et Berlin ne devienne plus étroite. La tâche est rude pour l’ambassadeur, mais elle n’est pas au-dessus de ses forces et il ne doit perdre aucune occasion d’appeler l’attention du Tsar sur la nécessité de couvrir la France de sa protection contre les tentatives de la Prusse qui, non contente des résultats qu’elle doit à ses succès militaires, s’efforcera de consommer l’écrasement de la vaincue.

Le langage dont nous indiquons l’esprit sans en donner le texte s’inspirait des avertissemens qu’au cours de la guerre, le marquis de Gabriac n’avait cessé d’envoyer à Paris. Ils lui font tant d’honneur qu’il est juste d’en citer un fragment :

» L’Empereur, avait-il écrit, voit dans le roi de Prusse un parent auquel il est sincèrement et respectueusement attaché, le chef d’une armée victorieuse dont il connaît tous les régimens, dont il a décoré les principaux chefs, le maréchal de Moltke et le prince de Saxe notamment, enfin l’ennemi nécessaire et l’adversaire principal de la révolution européenne. Voilà trois motifs suffisant à ses yeux pour qu’il ne se tourne jamais matériellement ou moralement contre son oncle, tout en n’étant animé,