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pouvait comprendre ni tolérer sans souffrir qu’il put être pour quelqu’un un objet de haine. Les familiers de la Cour sont unanimes à constater qu’à partir de ce moment, un profond changement s’était opéré en lui et que sa disposition naturelle à la mélancolie, à la tristesse, aux idées noires s’était manifestée plus vivement encore que dans le passé. Il faut cependant constater qu’à Paris après l’attentat du 6 juin, les témoignages de sympathie ne lui avaient pas manqué. On doit croire qu’il le reconnaissait dans le télégramme qu’il envoya le même jour à sa femme, car elle crut devoir adresser des remerciemens au marquis de Gabriac, chargé d’affaires de France. « J’ai été profondément touchée, lui dit-elle, des sentimens manifestés par S. M. l’Impératrice et par le peuple français envers l’empereur Alexandre dans cette triste circonstance ; ce sont des liens communs entre nous. » Ne doutons pas de la sincérité de cette gratitude, mais on est tenté de n’y voir que de l’eau bénite de cour lorsqu’on se rappelle que, quelques jours plus tard, Alexandre Ier, en rentrant dans s’a capitale, laissait entendre à son entourage qu’il était écœuré par les incidens survenus pendant son séjour à Paris.

Ce qui n’est pas moins vrai, c’est qu’à son retour, il était déjà dominé par l’appréhension des périls que les doctrines révolutionnaires faisaient courir à tous les souverains. Tel est encore son état d’âme au mois de juin 1870 durant un séjour qu’il fait à Stuttgart chez son beau-frère le roi de Wurtemberg, alors que celui-ci, comme les autres souverains des États allemands du Sud, s’inquiétait des ambitions de la Prusse. Causant avec le baron Varnbuller, président du Conseil des ministres, Alexandre lui déclare qu’il ne laissera toucher par personne à l’indépendance des États méridionaux :

« Du reste, ajoute-t-il, telle est la volonté de mon oncle, le roi de Prusse. Lui et moi vivans, vous ne courez aucun péril ; je suis sûr de ses sentimens comme des miens ; les annexionnistes prussiens peuvent se remuer et s’agiter, menacer, vous inquiéter, il ne les laissera pas passer de la parole à l’action.

« Après lui, c’est autre chose ; le prince royal Frédéric mêle à des opinions démocratiques déplorables une ambition démesurée ; il subit l’influence des nationaux libéraux, ce parti dont les visées sont si inquiétantes pour la paix de l’Europe. Il est surtout dominé par sa femme qui rêve la couronne impériale