Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gistes, ou du moins des « analystes, » qui en ont appelé du verdict sommaire et absolu des moralistes au diagnostic plus complexe et plus relatif des historiens. Ils ont plaidé trois choses : d’abord, que sa morale ou son « immorale » était celle de son temps, que tout le monde faisait les mêmes crimes que lui et que sa seule originalité fut de les faire mieux ; ensuite, que les tyrans qu’il déposséda ne valaient pas mieux que lui et opprimaient les pays où il paraissait en libérateur ; enfin, qu’il travailla non dans un dessein personnel, mais pour une idée : la grandeur de l’Église, puisque les territoires acquis par lui au Saint-Siège lui sont restés.

Il y a du vrai dans tout cela, mais rien de tout cela n’est tout à fait vrai. Le mouvement de réprobation contre les Borgia n’a pas attendu les temps modernes pour se manifester : témoin Savonarole. On a fort bien su, du vivant même d’Alexandre VI et de César, tant dans les protestations auprès du roi de France que dans les lettres privées, marquer en quoi les crimes de cette famille dépassaient la commune mesure. Et, en effet, ni dans la première dynastie des Médicis, ni chez les Montefeltro, ni chez les Gonzague, on ne trouverait rien de semblable ; et les multiples crimes attribués à Ludovic le More restent encore à prouver. L’horreur qu’éprouvaient ses contemporains pour le Valentinois n’est pas douteuse. Guichardin, qui écrivait peu après et était âgé déjà d’une vingtaine d’années lors de ces événemens, le dit : « Lorsque le Roi de France arriva à Milan, il fut sollicité de tourner ses armes contre les Borgia : c’était le plus grand désir de toute l’Italie. » La terreur qui saisit la famille d’Este en apprenant les fiançailles d’Alphonse avec Lucrèce Borgia, la longue répulsion du fiancé lui-même, les enquêtes et les correspondances qui eurent lieu à ce sujet n’étaient point habituels aux mariages princiers de cette époque. Les légendes qui circulèrent dans le peuple de Rome à la mort d’Alexandre, par exemple le dialogue imaginé entre le Pape et le Diable venu pour lui réclamer livraison de son âme, n’accompagnaient point, on peut le croire, la fin de tous les Pontifes, même en ce siècle calamiteux. À cet égard, la lettre du marquis Gonzague à sa femme, écrite le 22 septembre 1503, c’est-à-dire un mois seulement après la catastrophe, est très significative : ce n’est point l’expression d’une haine personnelle, c’est l’écho de tout un peuple crédule et