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aimait à dire notre cher Wyzewa, où il y a le plus de « musique. » Qui dira l’immortelle poésie de l’Embarquement pour Cythère ? Départ, embarquement d’un âge qui sera le siècle des plaisirs, qui a joui plus qu’aucun autre de la douceur de vivre ; illusion d’un malade qui n’a pu que rêverie bonheur, n’a connu de l’amour que l’idée, le désir ; élan de la jeunesse vers le charme éternel qui fait battre les cœurs par l’attrait de la volupté ; passion, ardeurs mélancoliques pour une beauté qui flotte et fuit, et n’a que la magie inconsistante d’un songe, — l’aigu, le frémissant Michelet l’a vu mieux que personne, dans son divin chapitre sur la Mort de Watteau : « Ses gentils pèlerins, ses pèlerines pour Cythère ne quittent pas la rive. Il reste au départ même. Autre ne fut sa vie : un incessant départ, un vouloir, un commencement… »

Inquiet, capricieux, fantasque, incommode et charmant, misanthrope et affectueux, irritable et découragé, ses amis qui l’aimaient en dépit de ses humeurs savaient bien qu’il était au fond « le Watteau de ses tableaux, aimable, tendre, et peut-être un peu berger. » C’était une nature de poète, pastorale, lyrique, ce créateur d’Astrées et de bords du Lignon, ce promeneur de Montmorency, ce rêveur solitaire qui imaginait dans les bois des Conversations ou des Leçons d’amour, et qui étendait sous les ombrages des couples prêtant l’oreille à de molles sérénades. Comme un autre poète, moins pur que lui, et non moins célèbre par ses bizarreries, comme ce Jean-Jacques, qui devait un peu plus tard nous enseigner le prix de l’amour, ce candide, subtil étranger verse subitement dans la peinture une proportion inédite de valeurs sentimentales, tout un peuple nouveau de jeunesses féminines qui étoilent et fleurissent ses mystérieux bocages. L’amour et le paysage commencent dans son œuvre leur merveilleux duo : concert des voix les plus touchantes qu’il y ait dans la nature. Toute une sensibilité, une émotion nouvelles, éparses et répandues dans l’air à ce moment de la Régence, le dégoût des idées, un désir de plaire et de « sentir, » un goût de la tendresse et de la volupté qui erraient dans l’âme française, Watteau les cristallise : il les fixe et en fait l’essence de ses petits tableaux.

Chose curieuse ! Vers 1700, toute la France pittoresque imite la Flandre ou la Hollande, mais elle n’y sait puiser que lourdeur, trivialité. Pour affiner ce réalisme, pour l’aiguiser