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déclare ces tableaux d’un « bon maître flamand. » C’était la mode, en ce temps-là, des scènes de « genre » dans le goût d’Ostade, de Téniers. Dans cette boutique du Pont-Neuf où débuta l’adolescent et où, nous l’avons vu, il peignait des Saint-Nicolas, on ne tenait pas seulement l’ « article de Saint-Sulpice ; » c’était encore une fabrique de faux Téniers, de faux Gérard Dou. Beaucoup des plus anciens Watteau qui sont venus jusqu’à nous, l’Écureuse de Strasbourg, le Ramoneur de l’Ermitage, la Vraie Gaité, d’autres encore, ne sont pas autre chose, comme ses sujets militaires, ses sujets villageois, et comme son dernier tableau, son chef-d’œuvre, l’Enseigne de Gersaint, n’est qu’une « Boutique de peintures, » du genre bien connu aux Téniers et aux Gonzalès Coques.

Un Flamand… Quel est donc le jeune prince allemand, poète et joueur de flûte, qui recherchait en peinture, aux environs de 1730, ces peintres romanesques, les « Français de l’Ecole de Brabant, » les Watteau, les Lancret, que nous vîmes à Paris au Pavillon de l’Allemagne, à l’Exposition de 1900, ou naguère encore à Berlin, dans une occasion célèbre, du temps que l’Empereur nous faisait des sourires[1] ? Oui, c’est bien un Flamand que le peintre des « fêtes galantes. » Et d’où vient le préjugé qui veut qu’il n’y ait en Flandre que gras matérialisme et joie de vivre épaisse ? Qui est plus gentilhomme que van Dyck et. Rubens ? Qu’on imagine donc un Van Dyck aminci, aiguisé, amaigri encore, d’une sensibilité plus vive, d’une nervosité plus rare ; par là-dessus, la vie de Paris, le théâtre, le Luxembourg, le séjour chez Crozat, le grand collectionneur, — c’est-à-dire l’équivalent d’un voyage à Venise, l’étude de Titien, des Bassans et de Campagnola ; ajoutez à ce tour de l’imagination les curiosités d’un flâneur, d’un badaud, d’un observateur, également épris de l’art et de la vie, ayant le goût du rêve et celui du réel, maladif enfin, dégoûté, habile à transformer les faits et à s’en composer un petit monde imaginaire : voilà les élémens de la charmante féerie que pendant la dizaine d’années que durera sa brève carrière, va dérouler Watteau.

On ne peut résumer ici cette œuvre délicieuse, l’une des plus « créées » qui existent au monde, et l’une de celles,

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1910.