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— C’est le sort qui nous attend.

Un visiteur a protesté :

— Le pays a besoin d’hommes comme vous autres.

Et Deullin :

— Pour quoi faire ? Il y en aura toujours, et quand on a mené la vie que nous avons menée...

Le capitaine d’Harcourt a tranché le débat :

— Hâtons-nous d’aller dîner. La lune va se lever. La nuit sera très claire. Nous allons être bombardés.

Nous l’avons été, assez sévèrement, mais juste au café que nous avons fini de boire quand tombèrent les premières bombes. Déjà, comme on nous le versait, un des convives à l’oreille exercée avait signalé les bimoulins. Ainsi désigne-t-on les puissans avions allemands à double moteur. Nous avons gagné la tranchée protectrice. Mais la nuit était si belle, si pure, éclairée par une lune qui semblait se balancer, comme un aéronef, dans l’air profond, entre le ciel et nous, qu’elle invitait à jouir du spectacle et promettait la paix. Nous grimpâmes sur le parapet. Nous entendions, malgré le bruit des moteurs, comme un accompagnement des basses de l’orchestre, la respiration de la mer. Les vapeurs roussâtres de l’horizon achevaient de se perdre dans le paysage lumineux où les étoiles pâlies brillaient à peine. Mais d’autres astres les remplaçaient.

Nos Voisin, qui revenaient de bombarder quelque lointain aérodrome ennemi, portaient à bord un falot. C’était comme une constellation en marche. L’un ou l’autre, à bout de patience ou de souffle, lançait même, comme une voie lactée, des fusées pour réclamer l’indication du terrain d’atterrissage. Les huit ou dix projecteurs de Dunkerque, comme de grands bras de lumière, coupaient, tailladaient, fouillaient le ciel, cherchant les avions ennemis. Tout à coup, l’un de ceux-ci, découvert et aveuglé de clarté, apparut dans le phare, comme un papillon cogné au verre d’une lampe. Nos batteries de protection aérienne commencèrent de tirer, et nous voyions leurs éclatemens luire à proximité de l’appareil désigné. Les balles traçantes zébraient l’espace de leurs traits prolongés. Et sous la canonnade le ronflement des moteurs continuait de retentir, tandis que, d’intervalle en intervalle, se lamentaient, les sirènes annonçant le départ des gros obus de 380 qui venaient tomber sur Dunkerque, allumant çà et là l’incendie. Cependant les