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alors que Benjamin n’était plus là : le chevalier des Grieux s’était éclipsé avec Manon.


III

Les fêtes se prolongèrent toute la journée du lendemain. Les artistes s’étaient partagés pour les repas entre les différentes popotes. On remarqua que Herz, qui ne s’absentait jamais, se fit inviter ce jour-là au déjeuner et au dîner. Le jour suivant, la troupe reprit le chemin de Paris, et Lauvergeat rentra assez tard dans la nuit. L’existence du Groupement retrouva son train coutumier.

Mais Benjamin n’était plus le même ; il travaillait autant et plus qu’à l’ordinaire, ayant, comme il l’avait prévu, à rattraper le temps perdu ; mais on ne l’entendait plus rire ; il passait des journées sans desserrer les dents ; il recherchait la solitude. Il faisait seller tous les matins, s’échappait sur la plage ou à travers les dunes. Un souci inquiet le chassait le long de la mer sauvage. Ce n’était plus notre Benjamin... Benjamin était amoureux.

Il ne s’ouvrait de son secret, — lui qui n’avait jamais eu de secrets, — qu’à notre camarade Letellier, parce qu’il le savait incapable d’ironie. Pour la première fois de sa vie, il éprouvait le besoin d’être pris au sérieux. Il sentait qu’il lui arrivait quelque chose d’important, qui n’avait rien de commun avec ses premières amourettes ; il n’avait connu jusqu’alors que des grisettes et des modistes. tout au plus des dames du demi-monde. Il entrevoyait maintenant un domaine nouveau ; il concevait l’amour comme une chose redoutable et dont on peut souffrir. Mais, en même temps, ce risque lui semblait une noblesse. El puis se faire aimer d’une artiste, quel rêve ! Avoir à soi, ne fût-ce qu’une heure, celle que des milliers d’hommes convoitent, celle qu’il venait de voir l’idole d’une armée, au point de conjurer la guerre, de faire oublier la mort ! Avoir Manon, Charlotte, Louise, Mélisande, toutes ces héroïnes, toutes ces amoureuses réunies dans une seule femme, comme si l’on respirait d’un seul coup les plus rares essences de roses confondues dans le même parfum ! l’étrange illusion sans doute, mais où Benjamin eût-il appris à s’en méfier ? Il avait fort peu lu, en dehors des journaux et des manuels d’histoire militaire. Brigett Nichol