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REVUE DES DEUX MONDES.

Mais la foule inhabile te confond toujours, enchanteresse ! avec la vie elle-même que ton sourire décore ; elle te poursuit, insaisissable, et cherche comme un enfant à te prendre pour son usage et à te posséder.

Quelques femmes ont le privilège d’incarner un moment les rêves d’une génération et de prêter leur forme à l’idée que tout un peuple se fait de la beauté. Cette gloire, qui fut celle des favorites de la scène, Brigett Nichol ce soir-là en connut quelque chose : ce fut je ne sais quoi de bien différent du succès, et qui ressemblait à l’amour. D’autres furent plus applaudies, mais elle parut être la seule femme. Pour tous ces hommes rudes et sevrés de tendresse, condamnés, à l’âge du plaisir, à l’existence sévère et aux mœurs d’airain de la guerre, durcis par le contact quotidien de la mort, elle représentait l’objet de tous leurs songes, le charme tout-puissant de la vie. Elle était devant eux l’Eternel Féminin qui résume toute la joie du monde, cette part permise à chacun de la douceur de vivre : elle semblait, dans sa robe noire, comme un bijou de jais sur l’oreiller des songes nocturnes. Dès qu’elle parut, il y eut dans l’air comme un attendrissement : le salut de toute une jeunesse qui demain peut-être allait mourir. Souvenirs de caresses, regrets, désirs, mélancolies, vagues espoirs de délices peut-être à jamais interdites, chères images évoquées au bord de la tombe, il y avait de tout cela dans l’atmosphère qui flottait autour de la cantatrice. La salle la portait dans son cœur. Elle planait doucement sur ces adolescences charmées, comme la lune du haut du ciel verse sur la mer obscure un long rayon de lait que les flots bercent sur leur sein et remuent dans leurs vagues, se roulant aux pieds de l’astre avec de longs murmures esclaves et de ténébreux soupirs.

Qui aurait pu lire les lettres qui s’écrivirent les jours suivans et qui portaient l’adresse de Brigett Nichol, eût entendu l’hymne d’amour qui montait des tranchées. Ces rêveries de la solitude, ces inutiles désirs trouvaient ce soir un objet. La délicieuse artiste leur prêtait sa forme touchante. Elle était simplement devant tous ces cœurs mâles la figure de la volupté adorable de la vie.

La soirée se termina ; on sortit du théâtre. Il faisait une nuit bleue et douce, avec de molles nuées grisâtres ; un souffle égal venait de la mer, comme celui d’une paisible respiration