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UNE ÉTOILE PASSA…

Et au milieu de la salle debout, tandis que meurent à l’orchestre les dernières mesures du cantique, arrive comme du fond d’un immense lointain l’envoyé de Sa Majesté le Tsar ; et l’on voit apparaître dans l’allée centrale du théâtre, suivi de tout un état-major, sanglé dans une redingote grise, gelé dans une raideur prussienne d’automate, une espèce de colosse chamarré, décoré, élargi par des épaulettes d’or, surmonté d’une petite tête inquiète de vautour embroussaillée d’un givre de sourcils grisonnans, le front fuyant sur de petits yeux troubles et soupçonneux.

Alors, dans un cliquetis de sabres, d’éperons, dans un remue-ménage de chaises dérangées, l’Excellence moscovite et sa suite prennent place dans les honneurs ; l’orchestre recommence la ritournelle interrompue, et la petite clochette, ravie de l’incident, reprend da capo le rondeau de la paysanne, qu’elle conduit cette fois brillamment jusqu’au bout :


J’ai cassé mes deux douzain’s d’œufs,
Mais j’ai sauvé mon innocence.


Et cela tombait si juste, cette entrée de Cosaques au milieu du Petit Duc, c’était si bien dans le style du temps, — Variétés, Grand Seize, princesse Demidoff, Exposition de 1878 — qu’il était impossible de ne pas sentir le piquant de l’à-propos. Toute cette Scythie herculéenne, avec le prestige éblouissant de sa masse barbare, son splendide passé militaire, ses richesses fabuleuses, sa cour étincelante, était ici présente dans l’éclat de ses nouvelles victoires, saluée par une crinoline et un refrain de Meilhac.

Dès lors, la glace était rompue : toute la soirée évidemment partait pour un succès. Les comédiens se surpassèrent. Ce fut une sorte de concours où nul ne se marchanda pour cet auditoire incomparable. Dussane chanta, Sylvain chanta…

Mais tout pâlit devant la « surprise : » le communiqué russe téléphoné de Chantilly et tonitrué dans l’entr’acte par le chef d’état-major, un de ces communiqués épiques et confus, pleins de galops de patrouilles sabrant des batteries, d’avant-gardes franchissant des fleuves, la Zlota, la Strypa, dont les noms étincellent comme des banderoles de victoire, avec des visions de déroute et de panique autrichiennes, et, pour finir, des dénombremens de captifs évoquant des razzias de villes et de provinces.