Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
585
UNE ÉTOILE PASSA…

le chef, qui avait dépouillé le courrier et distribuait à chacun le travail de la journée. Nous appelions cela la « manne » par une allusion facile à la nourriture mystérieuse des Hébreux dans le désert. Le chef, un vieux soldat de l’espèce bourrue, une vieille moustache, comme on dit, bonhomme au fond, et des plus fins, nourri dans le sérail, ancien chef de cabinet d’un ministre, ôtait et replaçait nerveusement son lorgnon, feuilletait les dossiers, parcourait chaque pièce d’un œil méfiant de myope et la classait dans une chemise de couleur particulière ou la passait à l’officier qu’elle pouvait regarder, en y joignant ses ordres. Cette scène était tous les jours la comédie de la matinée.

— Courrier du général... Troisième bureau, c’est pour vous, Herz... Plainte en conseil de guerre... Demande de matériel, tenez, Lauvergeat ; prenez et mangez, dit-il en parodiant les mots sacramentels. Au revoir, messieurs, vous pouvez disposer.

Sur quoi, chacun était retourné avec sa tâche à expédier pour le courrier du soir, Herz s’enfermant majestueusement dans son cabinet solitaire, le reste de la bande s’engouffrant dans le living-room de la villa, qui servait de salle de travail commune, sous la présidence de Lauvergeat.

Comme dans tous les lieux de l’univers où des hommes vivent ensemble, n’y fussent-ils que trois ou quatre, il y avait deux partis dans notre petit monde ; et le partage des bureaux en donnait déjà une image. Ces nuances, comme toujours, s’expliquaient beaucoup moins par des différences d’idées que par celles des caractères et des tempéramens. L’un de ces partis était constitué par le capitaine Herz (opérations), l’autre par le chef d’état-major, dont Lauvergeat était l’homme de confiance.

Benjamin Lauvergeat était un des plus charmans officiers qu’on pût voir. On n’imagine pas sujet plus « sympathique. » Reçu en 1914 aux examens de l’Ecole de guerre, il partait le 2 août de son pas de chasseur à pied, comptant bien revenir en novembre, après la victoire, pour l’ouverture des cours : le temps de faire un tour en Allemagne et de défiler sous l’Arc de Triomphe. Ah ! ses illusions étaient tombées de haut ! Laborieux, appliqué, véritable bourreau de travail, il prenait sa revanche des chimères en se condamnant à tout ce détail matériel, tant