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gentillesses ! Trop de sourires ! Trop d’effacement des personnalités ! On devine bien sous tant de jolis reflets une matière dure et rugueuse. Mais comment y pénétrer ? Les traits glissent sur cette laque brillante…

La ville de Kumamoto lui déplut et le dépaysa. Elle était vaste, décousue, laide, sans rues pittorresques, sans magasins de curiosités, remplie de soldats. Elle était pourtant tout aussi japonaise que Matsué ; mais c’était un autre vieux Japon. Il n’y a pas de ville où j’aie rencontré jadis une plus grande hostilité à l’égard des Européens. Lafcadio Hearn s’y blessa à la fierté de la nature japonaise dépouillée des mille ornemens de sa politesse et appauvrie de son sens esthétique. Le Bouddhisme n’y avait point policé les esprits : les vertus militaires ne s’y paraient d’aucune grâce. L’homme, qui allait bientôt écrire que l’absence d’œuvres charitables dans le Japon d’autrefois prouvait que la bonté mutuelle les y avait rendues inutiles, ne pouvait cependant faire un pas hors de Kumamoto sans y croiser des lépreux que, de temps immémorial, on laissait crever sur le bord de la route. Mais il semble qu’il en veuille d’autant plus à la civilisation occidentale qu’il se désenchante davantage de son nouveau pays. Je ne sais pas si, parmi les griefs qu’il nourrit contre elle, le plus grave ne sera pas un jour de l’avoir précipité dans l’amour du Japon.

À Kumamoto, il s’aperçoit que, plus il va, moins il connaît les Japonais. Il désespère de jamais les comprendre et s’enferme avec ses livres. Au collège, personne ne lui parle. Ses collègues s’écartent de lui. Pendant leur déjeuner qu’il ne partage pas, il monte sur une petite colline et s’assied, dans un vieux cimetière, près d’un Bouddha, dont le nez et les mains sont couverts de mousse. Ce Bouddha n’a cure ni de la chimie, ni de la géométrie, ni de la damnable langue anglaise, ni des maudits livres de clergymen, comme le Silas Marner de George Eliot. Cependant, les paupières mi-closes, il regarde au-dessous de lui l’affreuse maison de briques où l’on apprend toutes ces choses-là ; et il la regarde « en souriant du pathétique sourire de ceux qui reçoivent une injure et qui ne peuvent la rendre. »

Autour de Lafcadio les superstitions n’avaient plus la même douceur ailée que dans l’air pur de Matsué. Sous le ciel ardent du Kiushu, leurs yeux sont souvent cruels et leurs mains lourdes. Une de ses lettres nous raconte une histoire qui vient