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crire mon nom. Depuis le coup de téléphone du préfet, elle savait qu’elle habitait une maison historique.

Des trois jardins, que Lafcadio Hearn nous a décrits, celui de l’étang et des merveilleux nénufars a disparu : on y a construit une maison. Je retrouvai dans les deux autres les rochers énormes de Lafcadio, mais qui, depuis son départ, étaient redevenus des rocailles, le prunier dont l’efflorescence était prodigieuse lorsqu’il le regardait, et le beau laurier aux feuilles lustrées comme du bronze. On n’y voyait plus les crapauds de bon augure, ni l’innombrable famille de serpens qui ne craignaient point le pas de l’homme ; et la dame n’y avait pas encore entendu roucouler la colombe sauvage. Je n’en fus point étonné. La prédiction du poète s’était réalisée : « En vérité, avait-il dit, les plantes mêmes et les arbres et les rochers et les pierres, entreront au Nirvana. » Ils y étaient entrés avec lui. Seul le laurier demeurait intact, tel qu’il l’avait vu.

Ce fut dans cette maison qu’il vécut toute sa part de bonheur. Quelques semaines après son arrivée, il avait connu une jeune fille de vingt-deux ans, Setsu Koizumi, qui appartenait à l’ancienne bourgeoisie armée ou, comme on dit plus noblement, à la caste militaire des samuraï. Ses parens, ruinés par la Révolution, étaient tombés dans la misère. Il y eut beaucoup d’histoires semblables, à cette époque-là, au Japon ; et bien des jeunes filles, qui avaient reçu une excellente éducation, durent accepter, par dévouement filial, une vie dont la seule pensée jadis eut paru à leurs mères plus dure que la mort. Les Koizumi se résignèrent à ce que leur fille allât vivre avec un étranger qui se chargerait d’elle et d’eux aussi. Les formalités du mariage japonais furent accomplies. Les deux époux vidèrent chacun les trois petites coupes d’eau-de-vie de riz. Ce fut aussi simple que la cruche cassée de la Esmeralda. Ni l’un ni l’autre ne se comprenait. Ils avaient recours à un dictionnaire ; mais ils arrivèrent à se composer un langage qui leur suffit. Lafcadio Hearn avait quarante ans : ce n’est point à cet âge qu’on apprend la langue japonaise. Sa femme aurait bien plus vite appris l’anglais. Il s’y opposa, tant il craignait de lui enlever un de ses plus grands attraits. Il voulait qu’elle restât l’image vivante de l’exotisme, de la nouveauté toujours nouvelle parce qu’elle garde toujours quelque chose d’énigmatique. Il avait ainsi dans sa maison, circulant autour de lui, préve-