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l’amertume de ces premières tribulations s’évanouit, se volatilisa dans un air limpide et subtil qui l’enivrait comme un parfum. « Ce que je sens envers le Japon, dit-il, est indescriptible… La pauvre simple humanité y est divine. Rien en ce monde n’approche du charme naturel et naïf des Japonais… » Il aime leurs dieux, leurs coutumes, leurs chansons vibrantes d’oiseaux, leurs maisons, leurs superstitions, leurs défauts : « Je crois que leur art devance le nôtre comme l’art grec était supérieur aux premiers tâtonnemens de l’art européen. C’est nous les barbares ! Je ne pense pas seulement ces choses : j’en suis aussi sûr que de la mort. » Le passionné, qui a reçu le coup de foudre, ne croit pas plus ingénument à son amour : J’en suis aussi sûr que de la mort ! Il n’immole pas plus allègrement la fierté de sa race : C’est nous les barbares ! Quoi, rien ne l’a déçu, rien ne l’a heurté dans ce Japon si peu pittoresque au premier abord, avec ses fouillis de baraques d’une teinte noire et sale, et la laideur des visages et le comique des attitudes qui a tant frappé Loti et qu’il a si bien rendu ? Quel dieu, quel Bouddha lui en a dérobé les aspects médiocres ou rebutans ? En tout cas, ce fut un dieu qui obtint du gouvernement japonais que ce nouveau venu fut nommé professeur d’anglais au collège de Matsué. Il n’eut point le temps de connaître Tokyo. On le dirigea presque immédiatement vers cette petite ville sur la côte occidentale, où les Européens ne s’aventuraient jamais.

Un chemin de fer tout récent la relie à Kyoto. C’est un voyage de douze heures à travers des vallées charmantes et le long d’une côte aux petites anses arrondies où des villages sommeillent derrière leurs barques tirées sur le sable. Les cimetières montent vers les bois. Des rangées de Bouddhas en pierre grise regardent passer le train. Le nom des stations est écrit en caractères japonais et en lettres européennes, avec les noms des endroits dignes d’être visités : Temple d’Amaterasu ! Montagne de l’Ogre ! Château fort ! Du temps de Lafcadio Hearn on voyageait en kuruma, et l’on niellait plusieurs jours ; et l’on s’arrêtait forcément à tous les temples fameux et à toutes les montagnes des Ogres. Le chemin de fer n’a pas encore transformé cette région peu commerçante, où la mer est trop mauvaise pour le cabotage. Et Matsué a conservé sa physionomie d’autrefois. C’est la ville sans âge, la pure ville japonaise