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plume fut plus puissante que le sabre de la nation victorieuse qu’il aima, où il vécut et qui n’a point de plus grand honneur que de lui avoir donné le droit de cité et une tombe, hélas ! » Mais les inscriptions funéraires ne disent pas toujours la vérité. La vérité, c’est que les Japonais lui firent payer très cher ce droit de cité, ne lui surent aucun gré de son amour et qu’il mourut, la tristesse et la déception au cœur. Et la vérité, c’est encore que les Japonais et lui ne furent coupables que de ne pas s’entendre…


II

L’Europe et l’Amérique semblaient s’être donné le mot pour faire de Lafcadio Hearn un amoureux du Japon[1]. Son père, chirurgien major de l’armée anglaise, d’une vieille famille de Dorchester, où s’était infiltré du sang bohémien, avait épousé une jolie Grecque romanesque de Cerigo, petite comme une Japonaise et aux larges yeux bruns comme une biche sauvage. L’enfant naquit en 1850 dans l’île ionienne anciennement nommée Leucadia et aujourd’hui Lefcada. Ses parens vinrent s’établir à Dublin, d’où la jeune femme se lit bientôt enlever par un cousin grec qu’elle avait appelé à son secours contre son mari, sa nouvelle famille et le brouillard. Les deux époux se remarièrent chacun de leur côté et ne se soucièrent jamais plus des deux enfans qui leur rappelaient leur cruelle erreur. Le petit Lafcadio échut à une tante de son père, une fervente catholique qui vivait au pays de Galles entourée de prêtres. Elle devait se défier de cet enfant si peu pareil aux autres, qu’on lui avait amené avec des anneaux d’or dans les oreilles et qui parlait un anglais mêlé d’italien et de grec. Il avait l’aspect d’un petit corbeau et une étrange sensibilité nerveuse. Il voyait des lutins partout. Les saints et les anges, tels qu’on

  1. C’est ici même que le nom de Lafcadio Hearn a été prononcé pour la première fois en France. G. de Varigny lui consacra, le 1er septembre 1895, un article dont Lafcadio était justement fier. Plus tard. Mme Bentzon rendit pleinement justice à son talent de conteur (Voyez la Revue du 1er juin 1904). On pourra consulter sur lui le livre de M. Joseph de Smet (Mercure de France, 1911) et les excellentes traductions de Marc Logé et de M. de Smet et de Mme L. Reynal Je me suis surtout servi de sa Correspondance publiée par Mme Elisabeth Bisland (2 vol. in-8. Boston and Nem-York, 1906). On peut consulter aussi le livre de M. George M. Gould, Concerning Lafcadio Hearn (London, 1908).