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un ou deux temps : comme le front russe était déjà brisé, émietté ; comme il n’y avait plus là-bas ni lignes vivantes, ni défenses matérielles ; comme l’artillerie et ses approvisionnemens gisaient enfouis sous la neige des plaines, sous la glace des étangs ; comme les Empires et leurs satellites avaient fait leur paix avec une éventuelle Oukraine, et comme la Russie des bolchevikis, ni peut-être aucune Russie, ne voulait désormais faire la guerre ; comme enfin Lénine et Trotsky ont livré ce qu’ils avaient vendu ; les Allemands, libres de leurs mouvemens, presque entièrement dégagés de ce côté, ramassent leurs corps devenus disponibles, les transportent, et s’apprêtent à les jeter en supplément contre le front occidental, dernier et unique obstacle à abattre ou à enfoncer. Ils vont se hâter avant que les États-Unis soient en mesure de développer leur effort dans toute son ampleur. Et c’est possible, c’est même probable, et, à cette heure, c’est presque sûr. Il s’en est pourtant manqué de peu que la construction ne s’écroulât ou du moins ne restât suspendue.

Un instant il a semblé s’être produit du nouveau à Petrograd, et du nouveau absolument nouveau ; quelque chose que l’histoire ne connaissait point ; un geste que, toute faite qu’elle est d’imitations et de ricorsi, elle n’avait pas encore enregistré, depuis qu’il y a des peuples, des nations, des gouvernemens, et depuis que les sociétés humaines ont des annales. Trotsky, tout en refusant de signer un traité de paix avec l’Europe centrale, autocratique et annexionniste, lui avait déclaré « la fin de la guerre. » Ainsi eût été créé, en Russie, un état de fait et de droit jusqu’ici ignoré, innomé, innomable, qui n’aurait été ni la guerre, ni la paix.

Était-ce sincère ? N’était-ce qu’un jeu ? Quand, au commencement du mois, M. de Kühlmann et le comte Czernin se furent aperçus qu’ils ne rencontreraient pas de grosses difficultés à convaincre les délégués de la Rada de Kieff, ils rentrèrent à Berlin sous un prétexte quelconque, et y tinrent un Conseil où assistèrent, et firent sans doute davantage, Hindenburg, Ludendorff, les chefs qualifiés du parti militariste, les pangermanistes notoires. Il est permis de penser que, dans ce Conseil, ils exposèrent que la situation s’était renversée, que l’important était de s’entendre avec l’Oukraine, et que, pour la Russie du Soviet, on n’avait qu’à la laisser venir. Au retour à Brest-Litovsk des plénipotentiaires impériaux, leur décision était arrêtée : ils l’apportaient ne varietur, scellée du triple sceau du Kronprinz, de Hindenburg et de Ludendorff. On n’avait pas encore rompu, mais on allait rompre. La Gazette de Voss dépeignait