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Et l’on dirait qu’ainsi s’évanouit l’objection de Lemaître. Et nous donnons gain de cause à Brunetière. Mais alors, Lemaître avait raison : Lemaître qui affirmait que la critique est, et ne peut être, que personnelle ; nous donnons gain de cause à Brunetière, pour avoir été « personnel » autant que son émule ?

Retournons à Lemaître. Il se flatte de ne vous offrir que des « impressions : » les jugemens supposent une décision qu’il redoute. Il se fie à son humeur et, quelquefois, serait content de croire, et de vous faire croire, que la saison, la couleur du ciel, le hasard des journées a déterminé son opinion. Comme il vient d’écrire, au sujet de l’Immortel, des pages un peu frémissantes, et merveilleuses de fervente hésitation, n’a-t-il pas tout dit ? il faudrait conclure : mais, sur tant de remarques fines et déliées, conclure ?... « et puis, je ne sais plus. Après huit jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur, brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n’ai rencontré ce matin, dans la campagne, que des figures tristes. Brr... je vais me chauffer dans la cuisine, — aujourd’hui, 17 août. » Évidemment, Brunetière ne s’en fût pas tiré ainsi : Brunetière concluait. Souvent, Lemaître avoue qu’une partie de son étude manquera : « l’effort serait trop grand, » dit-il. Et il le dit avec une souriante loyauté Brunetière, lui, ne redoutait pas l’effort et, plutôt, l’eût cherché. Certes, ils sont bien différens. Mais on les voit plus différens qu’ils ne sont, si l’on observe surtout la contrariété de l’un qui argumente et de l’autre qui badine. Lemaître se fie à ses impressions ? Cependant, il a écrit, à propos de J.-J. Weiss : « Une œuvre est bonne ou mauvaise selon qu’elle plaît ou déplaît à celui qui la juge. Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugemens qui vaille pour d’autres encore que pour celui qui les a formulés... » Prenez garde : et voyez que, peu à peu, nous nous éloignons de l’impressionnisme. Lemaître ne voulait pas s’engager lui-même : il engage son prochain... « Mais il y faut, je crois, deux conditions... » Eh ! la liberté absolue de la critique, la liberté capricieuse, l’enchaînez-vous ? Deux conditions !... « La critique, d’abord, doit avoir ou se donner les sentimens, la disposition d’esprit de la majorité des honnêtes gens et des lettrés, — ou même de la foule dans certains cas où la foule est compétente, — en sorte que sa mesure particulière ait des chances d’être aussi celle du grand nombre. Mais surtout, s’il est vrai qu’il ne puisse appliquer aux ouvrages de l’esprit une autre mesure que la sienne, il faut du moins qu’il n’en ait qu’une ; car, s’il en a plusieurs, il n’en a plus. Un bon