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eût préféré d’être poète. Il savait bien que la critique, — et la sienne, et son « histoire naturelle des esprits, » — est une création. Lemaître va plus loin que Sainte-Beuve et dit : « Comme l’artiste crée ses personnages, le critique crée en quelque manière et façonne l’artiste qu’il définit. » Ainsi le critique est le créateur par excellence, le créateur des créateurs.

Les résumés que je tente ont l’inconvénient de donner beaucoup trop de rigueur aux impressions de Lemaître et à ses velléités. Les citations même que je fais le trahissent, car je ne puis tout citer ; il faudrait tout citer, pour qu’on vît comment un passage en corrige un autre, le complète ou le contredit, le complète en le contredisant, deux opinions également jolies valant mieux qu’une. Mais enfin, l’on a beau faire ; et si délicieusement que l’on varie ses préférences et quelque soin qu’on mette à ne pas les immobiliser, elles ne sont pas toujours en mouvement. La préférence la plus habituelle de Lemaître, à l’époque où il médita sur la critique la meilleure, était pour l’axiome que voici et qu’il a cité : « L’homme est la mesure de toutes choses. » C’est l’axiome des sceptiques ; et ce peut être l’axiome des idéalistes ; et c’est un axiome, en outre, sur lequel on peut fonder un dogmatisme, si l’on traduit « l’homme » par « la raison humaine. » L’homme est la mesure de toutes choses : quel homme ? Et Lemaître : en ce qui me concerne, c’est moi. Il ne le dit point avec orgueil, mais il le dit avec humilité, plutôt encore avec résignation, puis avec une sorte de gaieté. « Encore de la critique personnelle ! me dit une voix que je respecte. — Hé ! vous en parlez à votre aise ; plût au ciel que j’en pusse faire d’autre, et sortir de moi !.. . » L’on se souvient de Fantasio : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !... Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais, dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartimens secrets ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !... » Fantasio badine sur les plus tristes pensées. Le mélange du sourire et des larmes, qui est si gracieux dans les comédies de Musset, Lemaître en adorait l’indécision, comme un signe de poésie et de sagesse.

Mais cette voix, qu’il respecte, — qu’il a toujours respectée en effet, — et qui lui reproche assidûment sa « critique personnelle, » c’est la voix de Brunetière. Ils ont ensemble débattu longtemps, et Brunetière, avec sa fougue persuasive, et Lemaître, avec une subtilité ravissante, le problème de la critique, on disait alors, subjective ou