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l’autre côté de cette digue, dans l’espèce de botte dessinée par le canal et l’Yser ? L’ennemi occupait-il les trois ou quatre fermes dont les toits rouges luisaient çà et là sur l’eau grise ? Il était intéressant de le savoir. Une reconnaissance, sous les ordres de l’enseigne de Blic, remonta la berge Sud du canal et s’avança dans la direction des fermes Terstyll et Violette, placées dans le talon de la botte.

C’était un marin peu banal que ce de Blic, qui achevait son noviciat chez les Jésuites au moment où la guerre éclata. Il avait repris immédiatement du service et était entré à la brigade en même temps que son ami et collègue de noviciat, le Père Poisson. Enseignes de réserve tous deux, ils avaient reçu le baptême du feu le même jour, à Melle, qui fut la préface de Dixmude, et rien, à la vérité, sauf la retenue de leur verbe et le crucifix qu’ils tiraient parfois de leur poche pour le baiser, n’eût trahi dans ces officiers, d’un allant et d’une bravoure extraordinaires, les congréganistes qu’ils étaient devenus. La caserne sans doute n’est pas si loin du cloître et, dans tout soldat, il y a l’étoffe d’un moine. Mais, plus encore que la vie militaire, la vie de l’officier de marine, son resserrement, ses longues réclusions, ses veilles solitaires, sa stricte discipline, rappellent les conditions mêmes de la vie religieuse. Rien ne ressemble plus à la cellule d’un trappiste que la cabine d’un marin. Toutes deux tiennent dans quelques pieds carrés et toutes deux baignent dans l’infini. Le passage d’un de Blic dans les ordres s’était fait aussi naturellement que sa rentrée dans les cadres. Il n’avait rien eu à changer dans ses dispositions intérieures et, extérieurement, la présence d’un galon ou deux sur la manche ne changeait pas grand’chose non plus à une tenue dont la couleur austère restait la même chez le congréganiste et chez l’officier. Mais nos hommes, peu sujets à s’étonner pourtant, n’en revenaient pas de trouver chez un « curé » tant de bonne humeur, de fantaisie et de bravoure. Ils ne savaient pas combien, pour certaines âmes, vivre dans le voisinage de la mort, avoir à toutes les minutes son frôlement et comme le vent de l’éternité sur la figure, c’est, suivant l’expression d’un autre prêtre-soldat, l’abbé Chevoleau[1], une joie qui rend fades toutes les joies. Coiffé d’un béret de marin, armé d’un fusil, il

  1. Caporal au 90e d’infanterie, tué le 4 mai 1916. Voyez sa vie par M. Émile Baumann. (Perrin, 1917.)